Chapitre 41 - Éteindre ce feu

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Elle poussa la porte du fond, celle qu'elle n'était pas autorisée à franchir. Elle la poussa et elle entra, sans réfléchir, sans penser, sans même craindre la main qui risquait de s'abattre violemment sur sa joue. Elle entra et puis elle se figea. Derrière leurs lunettes, les yeux d'habitude si doux de grand-maman n'étaient plus. À la place du regard bienveillant qu'elle connaissait, se dressaient deux pupilles sévères que la barbarie semblait enfiévrer. Sa figure caustique braquée en direction du sol maculé d'un liquide rougeâtre, plus qu'effrayante, Granny était terrifiante. Empoignée autour du manche d'un couteau tranchant, la main de la pâtissière cherchait à aller toujours plus loin, à percer plus profondément la chair sanglante, à arracher au cadavre les derniers effluves de vie dont il avait été dépossédé depuis longtemps déjà. Les pupilles assassines abandonnèrent leur victime, pour venir trucider de leur vilenie l'intruse qu'elles venaient de repérer. Seulement une fois qu'elles eurent identifié l'importune, ces dernières se remplirent de honte et de culpabilité. Le couteau de boucher trouva le sol, ricochant sur le carrelage blanc qu'il parsema d'hémoglobine. Les membres tremblants et le visage déformé par une grimace fautive, la vieille russe se rapprocha de sa petite fille, lui marmonnant quelques excuses presque inaudibles au non-sens presque certain. Comme si elle venait brusquement d'être frappée par l'ignominie de ses actes, la grand-mère s'affola dans le garde-manger. Obsédée par ce qu'elle semblait chercher avec urgence, elle bouscula tout sur son passage, envoyant valser mobilier, fournitures et denrées aux quatre coins de la pièce. Farouchement obstinée dans la tâche qu'elle se devait d'accomplir, elle en vint à piétiner à plusieurs reprises, et sans même s'en rendre compte, la pauvre dépouille qui décorait macabrement le plancher. Lorsqu'enfin elle eut mis la main sur l'objet tant désiré, il ne lui fallut guère plus d'une seconde ou deux pour craquer l'allumette incendiaire. Les larmes qui dégoulinaient sur le blanc de ses joues ne suffiraient pas à faire taire les flammes. Le dernier regard remplit d'affection qu'elle lança à sa progéniture ne suffirait pas à abolir ses trop nombreux péchés. C'était trop tard, dans la chambre froide où le feu jaillissait de toute part, la chaleur était déjà cuisante, emportant avec elle le semblant d'humanité qui résidait encore en ces lieux maudits.

Un raclement de gorge qu'elle entendit détonner comme un explosif, c'est ce qui tira Ruby du rêve cauchemardesque qui se jouait dans sa tête dès qu'elle avait le malheur de fermer les yeux.

« Demain matin, vous rentrez au bercail ! Sur ce, bonne nuit mesdames ! »

Jones avait annoncé la nouvelle d'un sourire charmeur avant d'éteindre les lumières, nouvelle accueillie par une horde d'applaudissements et de cris de joie de la part des détenues, et d'un râle dédaigneux de la part d'une Ruby déjà quasiment rendormie.

Une semaine, cela faisait déjà une semaine qu'elles vivaient les unes sur les autres, vulgairement entassées dans un vieux local de la ville. Monsieur Gold n'avait pas trouvé de meilleure solution. La réhabilitation de la prison devait prendre plusieurs jours, et il était hors de question pour l'homme d'affaires de dépenser un seul centime dans la location d'un logement décent. Alors les détenues avaient dû se contenter du vieil entrepôt froid et poussiéreux que leur avait gracieusement fourni la ville.

À l'intérieur du hangar désaffecté où une centaine de lits de camp avait été entreposée, la température ne dépassait pas les 12°C en plein jour. Sans chauffage en ce mois de mars particulièrement rude, les couvertures laineuses prêtées par les différentes associations du coin n'avaient pas été du luxe. Pour lutter contre le froid saisissant, certaines filles ne quittaient plus leur lit que pour manger et aller aux toilettes. Et lorsqu'elles le faisaient, c'était pour avaler quelques bouchées d'une nourriture infâme ou pour faire une queue interminable devant l'unique sanitaire crasseux et dysfonctionnel qu'elles se partageaient. L'insalubrité de ce nouveau logement donnait au pénitencier Gold l'aspect d'un luxueux palace, et nombreuses étaient les détenues enviant celles du quartier d'isolement qui avaient eu le privilège d'être relogées dans une aile du quartier masculin de la prison.

De l'autre côté des barreauxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant