?h?? : Souris

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— Bien, commençons.

C'était une sensation étrange de regarder son sosie parfait évoluer, bouger, vivre. Oui, c'était une expérience étrange. Ça en devenait même désagréable. Comme si on volait son propre corps. Enora avait déjà eu cette impression quand son double de cette époque était apparu. Elle avait pourtant rangé cette pensée dérangeante dans une logique implacable : autre espace-temps, autre elle. L'existence de cette Enora ne remettait pas en cause sa propre existence.

Mais à présent que ce nouveau double était là. À présent, c'était comme si son identité lui avait été arrachée.

— Tu peux m'appeler Souris. Après tout, c'est ce que je suis.

Les yeux d'Enora se fixèrent un instant dans le vide, mais la clef de bras que lui imposait cette brute derrière elle la ramena rapidement à la réalité.

Elle s'était fait avoir comme un bleu. Et elle se maudissait pour ça. Foncer tête baissée dans un wagon inconnu n'avait pas été sa décision la plus géniale, il était vrai.

Une douleur hargneuse la prit au niveau du bras et Enora sentit une nouvelle vague de sang s'échapper de son bras. Elle avait beau tenter d'endiguer le flot de la blessure cette dernière trop profonde semblait se moquer. Elle avait crié tant la douleur avait été terrible et maintenant elle ne pouvait s'empêcher de retenir des gémissements. Pathétique.

— Qu'est-ce que vous voulez à James ?

— je n'en veux pas à James, ma chère. J'en veux à toi.

L'information la fit tressaillir. Honnêtement, elle avait toujours vécu dans l'indifférence la plus totale. Et dire que cela lui convenait d'être invisible, de ne laisser aucune trace sur terre comme dans l'esprit des gens qui pourtant la côtoyait ne lui faisait rien était un piètre mensonge parmi bien d'autres. Pourtant, ce serait à nouveau mentir d'annoncer qu'elle était aujourd'hui heureuse d'attirer l'attention de son double psychopathe maléfique.

— Moi ? répondit-elle d'une voix guère assurée.

— Oui, toi. Ou plutôt notre chère double de cette époque.

Sans en dire plus, Souris – car c'était ce nom que s'était donné cette Enora – s'approcha d'Enora Von Derwild dont les larmes avaient fini par noyer le plancher du wagon duquel des clous mal assortis menaçaient d'écorcher ses mains.

— Bonjour Madame, sourit-elle en mimant une fausse révérence.

— Je ne comprends rien à ce qui se passe, chuchota la jeune femme de toute évidence dépassée par la situation.

Son maquillage avait coulé et laissé une traînée noire le long de ses joues accompagnant le sillon laissé par ses larmes salées. Ses cheveux auparavant impeccablement domptés, libérés à présents de ses ornements arrachés dans une piètre lutte qu'elle avait perdue, profitaient d'une liberté chaotique qui ne sied guère à une jeune fille de son rang.

— Je ne comprends pas... répéta-t-elle dans un hochet, je ne...

— Chut, chut, chut, la coupa Souris. Ce n'est pas grave. Il n'y a rien à comprendre.

Elle laissa traîner une main le long de sa joue et sécha une nouvelle larme qui s'apprêtait à suivre ses sœurs. La noble se figea sembla même arrêter de respirer, la peur lisible dans ses prunelles.

Sa famille était très croyante. Et la grande faucheuse avait souvent pris place dans son imagination au cours de multiples épisodes d'anxiété. Quelle forme prendrait-elle ? Une sombre silhouette drapée d'une fine cape noire et armée d'une faucille ? Un vieil homme l'invitant sur une barque pour un voyage sans retour le long d'un fleuve ? Les hypothèses étaient nombreuses si ce n'est infini et se multipliaient au cours de ses nombreux épisodes d'anxiété. Cependant, parmi tous ces scénarios, un en particulier lui avait échappé : la mort ne serait pas une silhouette inquiétante, non ; elle ne serait pas un vieil homme, non ; la mort porterait son propre visage. La regarderait avec les mêmes yeux, lui sourirait de ses propre lèvres. De toutes ses hypothèses, la réalité était de loin la plus terrifiante.

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