Un mois s'écoule au cours duquel je croise Joachim tous les matins. C'est toujours lui qui conduit sa fille à l'école, aussi je n'ai encore jamais rencontré la mère de la petite. À chaque fois, il me sourit. Nous ne nous parlons jamais beaucoup, parfois même, nous nous contentons uniquement d'un « bonjour » rapidement échangé dans les couloirs de l'école.
Si j'ai encore du mal à nouer des liens avec les autres mamans, j'ai, en revanche, remarqué que Joachim semblait connaître quelques parents d'élèves. Il ne s'attarde néanmoins jamais à discuter avec eux. Il ne semble pas pressé, juste distant.
Quant à Marvin, il se tient plus ou moins à carreau ces derniers temps. Nos échanges se limitent au strict minimum. Il reçoit les mails de l'institutrice, tout comme moi, et peut à sa guise l'embêter avec ses questions sans que je ne fasse l'intermédiaire.
Ce matin, je dépose les filles, comme à mon habitude, et suis interpelée par Mme Caroline qui me remet un document en m'expliquant qu'il s'agit du souper annuel de l'école. Celui-ci se tiendra le 15 novembre, et la présence de tous les parents est vivement souhaitée, insiste-t-elle. Les fonds récoltés serviront à racheter de nouveaux jeux d'extérieur pour les enfants. Je ne peux que saluer cette idée formidable qui me met, malgré tout, dans l'embarras.
— C'est que... je ne sais pas trop. Je ne connais personne et...
— Oh ! Mais c'est justement l'occasion de rencontrer les autres parents ! Vous verrez, c'est très sympa. La soirée se terminera par un quizz musical. Il y a toujours une super ambiance !
Au secours.
— Et puis, vous me connaissez moi, intervient Joachim dans mon dos.
Je sursaute, ne l'ayant pas entendu arriver.
— Vous y allez ? demandé-je, étonnée.
— Eh bien, c'est pour la bonne cause, alors... explique-t-il, un peu gêné.
— Vous voyez ? Vous n'avez plus d'excuse, complète l'enseignante.
— Euh, oui, d'accord, je vais y réfléchir, terminé-je en reculant vers la sortie.
— Je compte sur vous ! insiste-t-elle encore.
Je m'étais promis de ne jamais participer à ce genre de festivités. Être seule parmi tous ces parents unis qui se connaissent depuis, semble-t-il, des années, me mettra forcément très mal à l'aise. Je me visualise déjà, penaude devant mon assiette de pâtes, Vanina d'un côté, Léna de l'autre, répandant des spaghettis partout. Non, vraiment, très peu pour moi.
Je fixe ce satané papier expliquant le pourquoi du comment de ce souper tout en arpentant les couloirs de l'école. Des pas bruyants me font lever les yeux du talon-réponse pour observer Joachim venir à ma rencontre.
— Vous allez venir, hein ?
— Vous rigolez ? Combien de parents d'enfants aussi jeunes que les miens sont séparés d'après vous ? Je vais être catégorisée comme la mère célibataire qui ne cause à personne et fait pitié.
Il réprime un ricanement. Il est charmant lorsqu'il sourit de la sorte.
— Vous pourrez rester avec moi, si vous voulez. Je vous présenterai aux autres parents. Vous verrez, ils sont gentils et ils ne vous jugeront pas. Rassurez-vous, vous ne serez pas la seule mère célibataire dans la salle.
Je sais que j'exagère et que de nombreux couples se séparent pour un oui ou pour un non de nos jours. Néanmoins, avoir des enfants âgés d'à peine deux ans et demi et être séparée du père est encore source de préjugés de nos jours. C'est comme si les gens se disaient « oh, celle-là a dû tomber enceinte par accident » ou encore : « Pourquoi décider de faire un enfant si c'est pour se séparer peu de temps après ? » Sauf que ces colporteurs ne connaissent pas les raisons de ma fuite. Ils n'ont aucune idée de l'enfer que je vivais au quotidien. Enfer qui s'est considérablement accentué avec la naissance des jumelles...
— Je ne sais pas. Je vais faire un peu boulet, non ?
Il rigole franchement à présent. Tiens, je n'avais jamais remarqué cette petite fossette sur sa joue droite. C'est mignon.
— Mais non, enfin ! Et puis, je suis sûr qu'Ève sera enchantée de pouvoir jouer avec Vanina et Léna. Elle me parle souvent d'elles.
— Ah oui ? m'étonné-je.
Mes petits monstres sont plutôt taciturnes, et j'obtiens rarement des réponses à mes questions. À croire qu'elles ne mangent rien et qu'elles ne participent à aucune activité durant la journée...
— Oui, elle m'a dit que Vanina lui donnait souvent son dessert.
À mon tour de sourire. Il est vrai que ma puce ne raffole pas des fruits, ni des yaourts, contrairement à sa sœur qui engloutit tout ce qui lui passe sous le nez. Je suis touchée par la générosité de ma fille.
— Vous me promettez que vous n'allez pas me faire faux bond et me laisser toute seule dans mon coin ?
Je suis pathétique.
— Je vous le jure. J'ai déjà rendu mon talon-réponse. Je ne peux plus reculer, affirme-t-il en levant les bras.
Son regard presque implorant lui confère un charme auquel il est bien difficile de résister...
— Bon, je vais y réfléchir, finis-je par capituler.
— Merveilleux ! Vous verrez, vous passerez une bonne soirée, m'assure-t-il en me raccompagnant jusqu'à ma voiture.
Sa camionnette est garée un peu plus loin.
— Passez un bon week-end, Livia.
Ah oui, c'est vrai, nous sommes vendredi. Non seulement, ce week-end, elles seront chez leur père, mais, en plus, je ne verrai pas Joachim pendant deux jours. Mon attitude est pitoyable. Je n'avais pas pris conscience jusqu'à ce jour combien j'aimais l'apercevoir, même quelques minutes le matin, avant de commencer ma journée de travail.
J'ai d'autant plus envie de me mettre des claques quand je songe qu'il est marié et qu'il se moque probablement bien qu'une maman solo s'entiche de lui, le père attentionné et disponible qui, visiblement, s'implique à cent pour cent dans son rôle de papa.
Je lui fais un petit signe de la main et grimpe à bord de mon véhicule. Je pose le feuillet remis plus tôt par Mme Caroline sur le siège-passager sans cesser de le détailler. Y aller ? Ne pas y aller ? Si je m'y rends, je rencontrerai l'épouse de Joachim. Le mystère sera enfin levé sur cette inconnue qui, a priori, a tiré le gros lot. Est-elle blonde ? Est-elle brune ? A-t-elle de l'allure ou s'habille-t-elle à la « je-m'en-foutiste » ?
Je ne cesse de me demander quelle femme peut plaire à cet homme si galant et respectueux. Est-il heureux en couple ? Malgré le voile de tristesse qui assombrit souvent ses traits, je ne l'entends jamais se plaindre.
Je démarre finalement en ayant pris ma décision. Ma curiosité l'a emporté.J'ai envie de découvrir qui est la mère de la petite Ève. Ne reste plus qu'àpersuader Marvin de me laisser les filles le vendredi soir afin qu'ellespuissent m'accompagner. Et, comme toujours avec lui lorsqu'il s'agit de quémander une faveur, je sais que rien n'est gagné d'avance...
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Dans l'ombre de Narcisse (BMR Edition)
RomanceAprès des années enfermée dans une relation abusive, Livia a fait sa valise, claqué la porte et dit adieu à un homme qui la rabaissait pour toujours mieux la posséder. Elle a brisé ses chaînes. Enfin, pas tout à fait... Car Marvin, l'homme qu'elle a...