Chapitre 24 : Première intrusion (époque : 1988)

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- Jess ! Jess où es-tu ? Jess, c'est moi, je suis là ! appelle anxieusement la mère. « Jess » étant le surnom donné aux initiales « J.S. » de Jack Sallow. Mais enfin Jess ! Tu te caches encore ? Je sais que tu es dans le garage. Allez, montre-toi, ton père est parti.

La femme surprend son jeune fils immobile dans un coin du garage, entre le canapé troué et une étagère pleine de bibelots poussiéreux. Le chien de la famille est étalé sur le sol avec un couteau de cuisine à côté de la tête. L'arme blanche est rouge. La tache de sang se répand sur une couverture positionnée sous l'animal. La mère aux traits tirés, les yeux rongés par le maquillage, regarde l'enfant avec pitié. Il pleure doucement, ne parvenant pas à contenir ses sanglots.

- C'est père ! crie-t-il. Il a dit qu'il m'égorgerait si je ne me taisais pas ! Alors il a frappé Scott pour me montrer, en me disant qu'aimer un chien n'était pas digne de la famille. Je devais le tuer, Scott souffrait. Regarde ce qu'il lui a fait !

- Tais-toi ! Ton père a raison ! Il faut que tu apprennes la discipline !

La mère frappe son jeune fils d'une forte claque au visage. La visée est aléatoire, mais le coup heurte l'enfant et le meurtrit.

- C'est ton père et tu lui dois le respect ! Amar est un saint homme et il peut t'apprendre beaucoup.

La femme crie sur son fils, bien décidée à lui faire entendre raison. Il tente de se faire réconforter, mais elle le rejette et poursuit :

- Si tu n'étais pas si bavard, tout ça n'arriverait pas ! On ne parle pas de la famille en dehors d'ici, ni de lui. Tu veux qu'Amar s'occupe des autres enfants ou de leurs parents ?

J. Sallow est perturbé, il peine à comprendre la remarque de sa mère. Les humains se tuent-ils aussi ? comme son chien ? L'image du cochon égorgé pendant les fêtes et les bruits de souffrance de l'animal reviennent à lui et s'associent clairement à la possibilité de se saisir d'un camarade.

- Ramasse ton chien, ça sent jusque dans la cuisine. Fous-le dans un sac poubelle et débarrasse moi de cette puanteur.

- Mais tu ne sais même pas ce que papa me fait quand tu n'es pas là !

- Et je ne veux pas le savoir, je veux seulement que tu lui obéisses. C'est ton devoir d'enfant envers ton père, envers ton supérieur d'Eli, envers Amérique. Tu crois que je me plains moi ? Non, c'est mon mari, mon devoir.

L'enfant prend le couteau, la saisie lui ouvre un gouffre dans l'âme. La douleur dans la poitrine s'estompe lentement pour laisser place à une imagination fertile... il s'imagine avec le couteau face à un cochon... puis « mieux », face à un camarade. Il finit par le rendre à sa mère. Tuer son chien était douloureux, tellement douloureux, mais l'idée de pénétrer la chair lui confère un sentiment rassurant, un bien-être qu'il n'avait jusqu'ici jamais ressenti.

Comment se fait-il que tant de bien découle de tant de mal ? Est-il triste par la perte de son Scott, son chien d'enfance, par culpabilité de l'avoir euthanasié, ou par culpabilité du plaisir éprouvé ?

- Ton père a trouvé une solution pour confondre tes histoires, on va t'acheter un ami. Tu voudrais un ami ?

- Acheter un ami ? Un ami comme Scott ?

- Non, nous pensions plutôt à une marionnette que tu pourrais utiliser comme tu veux et emporter partout. Comme ça vous auriez chacun votre William dans la famille ? William Andrews n'est pas un nom pour enfant, mais un petit Bill-Andy sonne bien, un Bill-Andy rien qu'à toi mon « Jess » ?

L'enfant fait un signe de la tête, en serrant contre lui la couverture ensanglantée sur laquelle gît le chien.

- Allez, va jeter ton cabot à la benne, il empeste. Je ne veux pas qu'on pense que la maison est sale, scelle-t-elle, se tenant debout au milieu des rats morts disparus dans la poussière.

J. Sallow ne comprend pas le désaveu de sa mère et ce soutien indubitable au père, lui si sadique. Serait-ce lui le problème, a-t-elle raison ? Ne veut-elle pas savoir ? A qui d'autre en parler ? A sa grande sœur, elle seule le comprend, mais pourquoi lui infliger une détresse supplémentaire ? La honte et la culpabilité comme seules amies, peu de réponses rationnelles sortiront pour l'enfant.

Subir l'agressivité paternelle est une adversité sans aucune solution possible ni logique saisissable. Pour les enfants, il existe parfois de bruyants silences. Si seulement il était à l'image de ce qu'on attend de lui, se répète-t-il, le père du père du fils des hommes...

La femme éteint la lumière du garage et ferme la porte. Elle délaisse l'enfant dans le noir sans y prêter attention. Seul un rayon lumineux coloré de bleu par le drap suspendu traverse la pièce et lui tient compagnie. Le faisceau de néons éclaire la flaque de sang de la dépouille canine. Jack Sallow reste là, immobile, à regarder son chien se mourir sur la couverture qu'il a pris soin de positionner pour ne pas salir l'animal du sol crasseux.

« Les chiens meurent trop vite. » constate-t-il.

Il le regarde, l'observe, tout est calme. Son père a raison, sa mère aussi. Le calme, c'est bien, il ne parlera plus. Il prend un sac, dispose le cadavre à l'intérieur et le cache précieusement dans un carton. Il ne peut s'en séparer pour le moment.

Il lui faut voir la dégradation, la manipuler, inscrire des souvenirs sur le corps, le tailler et le coudre, garder son ami au plus profond de lui.

Dr J. Stevens FACE au NEANT [WATTYS21, 2 Watt'Cheers... -Edité-] (Partie 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant