Chapitre 1

290 13 32
                                    

Vous souvenez-vous de l'époque bénie de votre vie où l'insouciance et le soleil baignaient vos journées du réveil au coucher? Vous savez, cette partie de votre vie, lorsque vous êtes assez conscients pour apprécier chaque petite goutte de bonheur qui coule dans vos veines mais pas encore assez grand pour être chamboulé par des évènements inattendus?

Quand je tente de me remémorer cette période là de mon existence, c'est d'abord à un gros saule pleureur que je pense. Ses longues branches touffues fouettaient le sol lorsque la brise devenait trop violente, et sa longue chevelure feuillue offrait toujours une oasis tiède et agréable quand l'été asséchait la pelouse et que le soleil cuisant tapait dru contre la peau. Je m'allongeais dans l'herbe fraîche, les mains posées contre ma poitrine, et j'observais la cime de l'arbre pendant des heures. Parfois même, je m'assoupissais quelques heures, et c'étaient les gamins du voisinage qui venaient me réveiller pour m'amener chez eux. D'autres fois encore, quelques écureuils courageux s'aventuraient jusque sur mes jambes pour me jeter un regard inquiet: qui était cette petite fille endormie juste sous leur maison?

La journée qui marquât la fin de cette période tendre de ma vie s'ouvrit sur la vision calme des branches secouées par un vent légèrement plus fort que l'habituelle brise d'été pleine d'odeurs de fleurs et d'herbe brûlée. Je me redressai après m'être une nouvelle fois assoupie, et je scrutai le haut de l'arbre sous lequel je me tenais à présent assise, les mains de chaque côté de moi, des brins d'herbe coincés sous les ongles. Le ciel d'ordinaire bleu azur avait pris une drôle de teinte gris-jaune, des groupes d'oiseaux s'envolaient de tous les côtés, et je sentis alors une désagréable sensation d'humidité se coller à ma peau. Un orage ne pouvait qu'être la suite logique de la canicule qui sévissait depuis près de trois semaines, et j'eus une pensée furtive pour mon vélo resté à la maison. Rentrer sous une pluie torrentielle ne me plaisait guère, mais je n'avais pas le choix. Je me remis donc debout en lâchant un grognement engourdi, puis je passais entre les longues branches qui pendaient contre le sol en leur jetant un regard qui se voulait déjà nostalgique. Tout en descendant la petite colline qui me mènerait à l'entrée de l'espace vert de la ville, j'eus un regard triste pour l'arbre que je venais de quitter. Des années plus tard, il m'est simple de comprendre ce regard, puisque c'était la dernière fois que je passais une après-midi sous le saule pleureur de mon enfance. Je n'en étais certes, absolument pas consciente à l'époque, mais m'est d'avis qu'au fond de moi, quelque-chose devait s'en douter. Tout comme l'orage éclata subitement ce soir là, tandis que je tournais dans la rue menant à la minuscule maison dans laquelle je vivais avec ma mère, ma vie vola en éclat. Brièvement, subitement, comme une feuille que l'on déchire.

Je poussai la porte battante de la cuisine en m'ébrouant, trempée des pieds à la tête, suivie d'un roulement de tonnerre qui fit trembler les murs de la maison. Le papier peint jauni et décollé par endroits semblait bien plus jaunâtre encore dans la drôle d'ambiance orageuse. J'essuyais mes yeux en frottant mes sandales crottées contre le minuscule torchon apposé à l'entrée de la pièce, et mes yeux se relevèrent sur la table de cuisine d'appoint en formica blanc abîmée. A ma grande surprise, une chaise était tirée. Il ne s'agissait pas de ma mère, mais d'un individu que je ne reconnus pas. Il était chaussé d'épaisses bottines de chantier sales, d'une espèce de jeans déchiré par endroits au-dessus duquel un ventre bedonnant tirait une chemise à carreaux rouges. Ses bras puissants dépassaient des manches retroussées, et l'une de ses mains était refermée autour d'une canette de bière bon marché. Lorsqu'il me vit entrer, il tourna vers moi son visage aux yeux rétrécis par l'alcool, passa une main dans sa chevelure brune épaisse, et sa moustache s'agita lorsqu'il agita les lèvres dans un gargouillement incompréhensible. Il me toisa ensuite avec sévérité, attendant manifestement une réponse qui ne vint jamais, puis il se pencha en avant en arquant des sourcils aussi épais que de grosses chenilles noires.

Who is it?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant