Episode 3

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Episode 3 – Le dianographe

Je m’étais retrouvée devant la vitrine d’un restaurant. J’étais restée figée de longues minutes devant. J’observais mon reflet, j’avais maigri, mes joues étaient émaciées et je pouvais même voir le violet sous mes yeux fatigués que même l’anticerne n’avait pas réussi à camoufler. Une femme sortit du restaurant, l’air inquiet :

- Madame… Tout va bien ?

Elle avait une voix douce et apaisante. A cet instant, j’aurai voulu qu’elle me prenne dans ses bras, j’aurai voulu que sa voix si rassurante me chante une berceuse, mais je me contentais de répondre :

- Oui, oui, ça va. J’ai rendez-vous ici, enfin, je crois…

Ses grands yeux verts m’interrogeaient. Ses grands yeux verts et ses boucles brunes. Elle me faisait penser à Leïla alors bêtement je lui demandais :

- Vous êtes la sœur de Leïla ?

Elle sourit et me dit :

- Décidément ! Ca fait je ne sais combien de fois que l’on nous pose la question ! Non, Leïla n’est pas ma sœur. C’est juste une copine et une habituée du restaurant, elle vit dans le quartier !
- Ah d’accord… Elle est arrivée ?

Elle éclate de rire :

- Leïla, arriver à l’heure ? Non, elle m’a appelée il y a dix minutes pour me dire qu’elle aurait un peu de retard. Un peu se traduit par minimum une heure avec Leïla ! Allez,  Venez donc vous installer au bar, je vous offre un verre pour patienter !
- Je vous remercie, c’est vraiment gentil…

J’avais laissé ma phrase en suspens, attendant qu’elle me donne son prénom.

- Mavi ! Je m’appelle Mavi. C’est le restaurant de mon conjoint Malik. Et même s’il paraît que l’amour rend aveugle, je peux vous affirmer qu’il cuisine divinement bien ! Allez, entrez !

Je ne m’étais pas fait prier. Mavi me servit un verre, s’en servit un aussi et je papotais avec elle aussi facilement que l’auraient fait deux vieilles amies qui ne s’étaient pas revues depuis des années et auraient toute une vie à se raconter. Leïla avait appelé au restaurant pour dire qu’elle arrivait. J’avais entre temps rencontré Malik, et j’avais eu droit à une mise en bouche pour patienter. Sa cuisine avait eu un drôle d’effet sur moi. Presque rédemptrice. Moi qui ne me nourrissais presque plus depuis quelques mois, qui mangeais sans envie le premier truc que je trouvais dans le frigo, qui pouvais manger des raviolis directement dans la boîte pour les vomir, écœurée,  une heure après… Cette dégustation. Ça avait réveillé quelque chose en moi. J’avais vu cette assiette arriver, ces mignardises colorées sur l’émail d’une blancheur impeccable. Du rouge, du jaune.  Ma mère me disait toujours, bonne vivante qu’elle était, « la bouffe, c’est la vie ». J’ai compris ce jour-là, le sens de ses mots. Les épices, les saveurs, le bonheur d’écouter la passion de l’homme qui avait cuisiné, de lire sur son visage sa satisfaction à la simple idée de faire plaisir, de contenter, de régaler. Sa cuisine était aussi généreuse qu’il l’était. Il y a des choses avec lesquelles on ne peut pas tricher. Leïla était finalement arrivée avec une petite heure de retard. Elle s’était excusée encore et encore, expliquant qu’au boulot une maman avait eu un accident – rien de grave – avait-t’elle ajouté, mais Leïla avait gardé le petit un peu plus longtemps le temps que viennent ses grands-parents. C’est ainsi que j’apprenais qu’elle était directrice dans un centre aéré. Elle était passée de l’autre côté du bar pour embrasser Mavi. Malik lui avait fait un grand signe derrière la vitre de ses cuisines. Il était bientôt vingt heures trente, en plein service, la salle bondée, Leïla et moi allions nous asseoir à une table un peu en retrait.

Leïla fouillait dans son sac, elle en sortir un livre qu’elle fit glisser sur la table.

- Tu veux bien me le dédicacer ? Je vais le mettre dans la bibliothèque des petits.

C’était le dernier livre pour enfants que j’avais écrit, « Deva et la lune contrariée ».

Spontanément, je proposais :

- Je peux faire mieux… Si tu en as envie, je peux venir leur lire. Je le faisais avant…

J’avais suspendu ma phrase. Et Leïla fit comme si de rien était et me dit :

- Quand tu veux !

Je lui promis de venir mercredi prochain.

Ce fut notre premier vrai rendez-vous. Nous avons fait traîner le dîner. A vingt-trois heures, les derniers clients quittaient le restaurant, alors que nous commandions seulement notre dessert. Malik nous offrait une coupe de champagne alors que le dîner avait déjà été bien arrosé. A la troisième, Mavi et lui vinrent nous rejoindre. A minuit, Malik sortait son djembé, et à une heure, nous nous attaquions au répertoire français. A deux heures, Mavi finissait le cul par terre dans la salle du restaurant en voulant nous démontrer qu’elle savait faire le poirier. A quatre heures, Leïla et moi rentrions à pieds, bras dessus, bras dessous, titubant jusqu’à son appartement. Ivres. Ivres de joie. Et plus vivante que je ne l’avais jamais été.

Ce restaurant me manque. Nous y allions souvent avec Leïla. Mavi est morte en juillet dernier. Vous voyez certains étés, on rencontre l’amour et puis il y a les étés où certains perdent le leur. Malik a fermé le restaurant dans la foulée.
Là où j’irai, Mavi ne mourra pas.
Là où j’irai elle et Malik vieilliront ensemble dans ce restaurant, Mavi survivra à tous les étés. Ils iront entre deux services, découvrir le monde.
Là où j’irai, Mavi ne mourra pas.
Jamais.

Mais nous n’en sommes pas encore là. Alors, revenons-en à cette soirée.
Nous n’avons pas fait l’amour ce soir-là. Nous ne nous sommes même pas embrassées. Je me suis réveillée à onze heures passées. La tête dans un étau. Leïla m’avait tendu un verre d’eau et un Doliprane.

- Pas trop dur ?
- Pire que ce que tu peux imaginer !

Mais pas suffisamment pour me donner envie de rentrer… Il faisait beau, après une douche, nous sommes parties prendre un petit-déjeuner. Nous avons fait un tour sur le marché du quartier, nous avons marché jusqu’au parc d’à côté. Puis sur un banc, Leïla avait décidé d’arrêter de faire semblant :

- Alors, tu veux en parler ?
- De.. ?
- De ce que tu faisais sur ces rails l’autre jour ?

Je n’avais pas su par où commencer.

- Je… Je ne sais pas trop. J’ai perdu ma mère et mon frère il y a bientôt quatre mois. Mon père, il y a cinq ans. Et tu sais, je ne suis pas vraiment du genre super guerrière qui supporte tout sans broncher.
- Oh, tu sais, je crois que guerrière ou non, n’importe qui aurait flanché. C’est peut-être, être humaine, tout simplement.
- Peut-être… Bref, j’ai toujours vécu ma vie en étant très liée à mon frère et mes parents. On était un clan. Un clan un peu trop clos. Alors quand ils sont partis, j’ai réalisé que je n’avais personne dans ma vie. C’est… Je ne sais pas, c’est compliqué quand on n’a plus personne pour avancer.
- Tu sais, peut-être qu’il faut déjà avancer pour soi-même…

Elle avait tellement raison. Sa phrase se lova dans un coin de ma tête. Je lui  parlais de mon frère, mon Soan. Mon frère jumeau. Ma moitié. Du vide qui me happait chaque matin lorsque je me réveillais. Ce violent retour à la réalité. Soan est mort. Maman aussi. Papa aussi. Bordel, Maud, tu es seule désormais. Pourquoi continuer ?

« Tu sais, peut-être qu’il faut déjà avancer pour soi-même… »

Leïla avait tellement raison…

Et c’est pour ça que je suis partie et que je lui ai proposé de se revoir dans un an, là où nous nous étions rencontrées…

Le dianographeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant