Episode 4

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- Est-ce que tu pourrais signer avec le nom de mon papa s’il te plaît ? Il s’appelle Jacob !
- Tu veux que je signe au nom de ton papa ?
- Ben oui, je sais bien que c’est toi qui l’a écrite mais c’est mon papa qui me la lit tous les soirs, il faut bien qu’il ait un peu de reconnaissance !

Je m’étais tournée vers l’homme qui tenait la main de ce petit qui devait avoir pas plus de cinq ans. Il me souriait d’un air gêné, l’air dépité :

- Excusez-le, il n’a pas la langue dans sa poche !
- Oh, non, j’adore ! Les enfants ont l’art et la manière de remettre nos égos d’adultes en place.

Je m’apprêtais donc à signer avec le prénom Jacob.

- Et la dédicace s’adresse à qui, jeune homme ?
- Isaïah ! Tu sais, papa lit très bien, mon autre papa aussi mais j’avoue que tes histoires sont vraiment cools !
- Ah ! Merci Isaïah, je t’avoue que mon petit cœur d’auteure était à deux doigts de se briser !

Le père le stoppa dans son élan, peut-être un peu gêné de ce que son fils pourrait de nouveau lâcher.
- Merci à vous en tout cas, c’est adorable ! Nous sommes de passage à Paris pour l’été et mon fils adore vos histoires donc c’était vraiment un coup de chance que vous fassiez cette dédicace aujourd’hui !
- Avec grand plaisir, Jacob ! Et je ne vous tiendrai pas rigueur de me voler la vedette !

L’homme sourit de façon plus décontractée, spontanément, je me levais et le prenais dans mes bras. J’embrassais le petit. Ils étaient les derniers. Derrière la vitrine de la librairie, un homme les attendait, il me sourit poliment et je vis Jacob et Isaïah les rejoindre. Jacob l’embrassa tendrement et ils disparurent dans la foule. Mon cœur se serra un peu. Voir les gens s’aimer ça m’émouvait autant que ça me peinait. La veille, cela faisait un an que Leïla et moi nous étions rencontrées. J’y étais allée. Elle, elle n’était jamais venue. Je ne lui en voulais pas. On ne s’était rien promis. Elle avait sûrement fait sa vie. En un an, de l’eau avait coulé sous tous les ponts même sous ceux de Paris.

La propriétaire de la librairie s’avança :

- C’était une belle séance ! Les enfants et les parents étaient ravis !
- Oh, moi aussi, Myriam ! Merci pour cette opportunité. Je vais chercher mon sac dans l’arrière-boutique, vous avez le temps pour aller déjeuner ?
- C’est très gentil mais je dois mettre un paquet de bouquins en rayon. Une prochaine fois, promis !
- Comme vous voudrez !

Je rejoignais l’arrière-boutique, attrapais mon sac, vérifiais mon téléphone. Rien à signaler. En boutique, le carillon qui annonçait l’entrée des clients tinta. Je m’apprêtais à sortir, nez vissé sur l’écran de mon portable. Je vis ses chaussures, des stan smith, puis un livre qu’elle me tendait, le mien :

- Celui-ci aussi tu veux bien me le dédicacer.. ?
- Leïla… Qu’est-ce que tu fais là ?
- J’ai vu hier sur les réseaux que tu avais une dédicace ici.
- Pourquoi tu n’es pas venue hier ?
- Parce que hier, comme les rails, c’est du passé. Je voulais te rencontrer dans ta nouvelle vie, celle où tu as décidé d’avancer pour toi-même.

Sans retenue aucune, je la prenais dans mes bras et lui murmurais :

- Avec toi, j’aurai peut-être avancé encore plus vite…

Je crevais d’envie de l’embrasser. Elle était plus belle que jamais.

- On va déjeuner ?
- Et même dîner ! Un an de vie à se raconter, ça ne tiendra pas en un repas !

Je pris effectivement mon déjeuner et mon dîner avec elle ce jour-là. Chez Ida, un restaurant italien, je lui racontais comment j’avais repris l’écriture après avoir passé presque trois ans sans rien proposer. Devant le parvis de Notre-Dame, je lui racontais la vente de mon appartement dans lequel j’avais vécu en colocation avec mon frère, l’achat d’un loft au milieu d’un magnifique jardin. Je lui racontais comment j’avais avancé. Pour moi. Au dîner, chez Malik, elle me parlait de son boulot qu’elle aimait toujours autant, me faisait promettre que cette fois-ci je viendrais pour de bon faire la lecture à ses petits. Je l’avais rencontrée à un moment de ma vie où je voulais renoncer. J’avais laissé cette rencontre en suspens pour ne pas tout gâcher. Et ce fut certainement la meilleure décision de ma vie. Elle rentra avec moi ce soir-là. Nous avons continué de discuter toute la nuit. Si je devais ne revivre qu’un seul instant avec elle, pour l’éternité, ce serait cette journée-là. A partir de cet instant, nous ne nous sommes plus quittées… Leïla me présentait son frère, qu’immédiatement j’adorais. Sofiane. Il avait les yeux verts de sa sœur aînée. Son humour aussi, cette même spontanéité. Ils étaient si similaires, si complémentaires que beaucoup demandaient s’il y avait gémellité. Sofiane avait deux ans de moins que sa sœur. Et très peu de souvenirs de ses parents décédés alors qu’il avait à peine un an. Un accident de voiture. « Décidemment » avais-je bêtement soufflé lorsque Leïla m’avait raconté. Puis la séparation, les foyers, la violence, les visites avec Sofiane une fois par semaine dans la salle d’attente de l’Aide Social à l’Enfance, ce sentiment de ne jamais avoir de port où retourner, le coup de pied au cul de sa famille d’accueil le jour de ses dix-huit ans. Dégage, espèce de moins que rien, je ne vais pas nourrir une gamine qui me rapporte plus rien ! C’était Francine et Gérard, sa troisième famille d’accueil qui l’avait sauvée de la rue. C’était des gens doux comme on n’en fait plus beaucoup. Gérard, c’était un taiseux mais vous savez, ses gestes en disaient bien plus sur qui il était. Leïla était allée chez eux de ses sept ans à ses dix ans, puis un beau matin, son assistante sociale avait débarqué :

- Tu changes de famille, Leïla.
- Pourquoi, mais pourquoi ? Je veux rester là avec Francine et Gérard !

Francine avait pleuré, toutes les larmes de son corps. Et l’assistante sociale avait alors répondu :

- Exactement pour ça ! Il y a trop d’attachement !

Gérard était décédé huit mois après. Un arrêt cardiaque. Vous voyez, il y a des systèmes supposés aider les gosses, mais en vérité, ça ne fait que les briser et ça brise même des cœurs par ricochet.

Francine, c’était une dame aussi ronde qu’elle était douce et généreuse. La première fois que Leïla me l’avait présentée, elle m’avait dit :

- Comme je suis heureuse de vous rencontrer. C’est qu’elle a le sourire aux lèvres en permanence depuis des semaines mon p’tit cœur ! Alors, si vous rendez ma Leïla heureuse, je vous aime déjà !

Lorsque Sofiane avait à son tour était viré de sa famille d’accueil, Francine l’avait accueilli sans réfléchir à la question une seule seconde. Elle répétait sans cesse :

- Système à vomir, à vomir ! Ils n’ont pas honte de laisser ces gamins livrés à eux-mêmes !

La maison de Francine était grande. Quatre chambres. Elle et Gérard avaient espéré des bébés pendant des années. Mais le ventre de Francine était resté désespérément vide. Alors, comme elle avait un stock d’amour à revendre, elle s’était occupée de Leïla et Sofiane comme s’ils avaient été ses propres petits. Elle avait financé leurs études, Leïla faisait le métier que vous lui connaissez et Sofiane était devenu neurochirurgien. Lui, Francine et Leïla étaient devenus ma famille. Parfois, lorsque l’on perd tout, on peut tout reconstruire avec des morceaux d’humains esseulés. On était heureux, foutrement heureux. Il y a eu nos Noëls, nos vacances en Normandie, notre voyage à Bali ! Francine était si heureuse. Elle n’avait jamais quitté la France, et elle faisait des woooww face à tout ce qu’elle voyait. Et elle nous foutait des coups de coudes en nous disant « mais arrêtez de tout photographier les enfants ! Prenez des photos avec votre cœur et avec vos yeux ! ».

On était heureux.

Mais vous savez c’est quoi le problème avec le bonheur ? C’est que dans cette foutue humanité, il y a toujours des enfoirés tapis dans l’ombre prêts à tout bousiller.

Le dianographeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant