Episode 6

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Un an était passé depuis que Leïla et moi nous étions retrouvées. Après notre premier Noël ensemble, nous avions rangé les silhouettes en carton dans le garage de Francine puis il y avait eu ce nouvel été. Nous étions toujours chez l’une ou chez l’autre. Alors de façon évidente, j’avais dit à Leïla que si elle souhaitait venir définitivement s’installer à la maison, ça m’allait. C’est ce qu’elle fit début août, alors que débutaient ses congés. Elle avait ramené ses affaires, vidé son appartement qu’elle avait décidé de garder et de mettre en location. Elle avait dit « tu sais, au cas où… » et avait ajouté « et s’il n’y a pas de cas où, on le foutera dans l’héritage pour nos gamins ! ». Elle avait dit « gamins » et plus fou encore, elle avait mis ça au pluriel. Nos gamins. Je ne m’étais absolument jamais posée la question si oui ou non, je voulais un jour avoir des enfants. Je veux dire, vraiment. Je n’avais aucun avis sur la question. Je ne pensais pas que non, les gamins, ce n’était pas pour moi. Je ne m’étais jamais non plus dit que, si, pourquoi pas. En choisissant une liste de prénoms à la con à laquelle on ne se tient jamais. Non. Je ne m’étais simplement jamais interrogée sur le sujet. Alors, ce « nos gamins » qui était arrivé comme ça, entre un débat sur la place que prenaient mes habits dans le dressing, et l’utilité ou non de conserver un tel stock de brosses à dents, j’avoue que ça m’avait un peu secouée. Elle avait dit ça avec une telle évidence, une telle légèreté qu’il m’avait semblé limpide que pour Leïla, avoir des enfants était clairement ancré dans ses projets. Aussi, ce soir-là, alors que les cartons avaient été déballés, que nous regardions d’un œil distrait une comédie romantique à la télé, je finis par lui demander :

- Dis-voir… « nos gamins » ?
- Quoi, « nos gamins » ?

Elle planta ses yeux verts dans les miens, attendant que je poursuive, ne comprenant visiblement pas où je voulais en venir.

- Tu veux des enfants.. ?
- Pas toi ?
- Tu n’as pas répondu à ma question…
- Et toi à la mienne !
- J’en sais rien…
- Moi, je sais.
- Si j’en veux ou pas ?
- Non, moi, je sais que j’en veux. Que j’aimerais en avoir, pas tout de suite mais un jour, oui, j’aimerais avoir un bébé, peut-être deux. Voir une demi-douzaine, s’ils sont aussi choux que toi !
- Une demi-douzaine… Mais y a que les œufs qu’on peut avoir par demi-douzaine pas les bébés !

Elle avait ri, m’avait embrassée et avait ajouté :

- On peut prendre un chien pour commencer… Ou un chat, ou même un poisson rouge… Un hamster ?

Nous n’avons pris ni chien, ni chat, ni aucun autre animal cet été-là. Quant au bébé, il était prévu que nous partions en septembre en Belgique pour une PMA. En septembre, le mois juste après que Leïla…
Mais ça, pour le moment, ce n’est pas le sujet. Non, je dois vous raconter ce qu’il s’est passé cet été-là. Ce pourquoi j’ai aimé plus encore Leïla, ce pourquoi je ne pourrais pas, après qu’on me l’ait enlevée, continuer sans elle. Elle et Sofiane m’avaient offert le dianographe quelques mois plus tôt et il faut dire que je ne le quittais pas. J’avais répertorié presque tous les souvenirs qu’il me restait, chaque détail, chaque blague de papa, chaque étreinte de maman, chaque connerie de Soan. A la fin de l’été, Leïla était allongée dans le hamac dans le jardin. Elle s’était installée avec son ordinateur et regardait un vieux film alors que j’avais passé une soirée de plus, dianographe branché, à courir contre le temps pour terminer ce recueil de souvenirs sans vraiment savoir ce que j’en ferai. Je l’avais rejointe dehors, lui avait tendu une enveloppe.

- Qu’est-ce que c’est ?
- Ouvre.

Elle avait ouvert et y avait trouvé quatre billets pour Bali.

- Mais, Maud, tu es folle. C’est quoi ces billets, c’est pour qui ?
- Toi, moi, Sofiane et Francine. On part début octobre. J’ai terminé, Leïla…

Je lui avais tendu une clé USB.

- C’est.. ? Tu as fini ?
- Oui.. ? Mon enfance, les souvenirs avec papa, avec maman, avec Soan. Tout y est.
- Tu vas en faire quoi ?
- Les garder. Pour moi, pour toi si tu en as envie. Pour nos enfants, un jour… Qu’ils sachent qui étaient leur grand-père, leur grand-mère, leur oncle qu’ils ne connaitront jamais. Sans le dianographe, sans toi, sans Sofiane, sans Francine, sans votre bienveillance, sans ta patience, je n’y serais jamais arrivée. Et tu ne peux t’imaginer l’importance qu’ont ces souvenirs pour moi…

Voilà, j’en avais fini avec le dianographe. Et pour fêter cette course folle contre le temps et sa propension à tout nous enlever, j’avais décidé de partir avec ceux qui étaient devenus ma famille. Aussi, septembre nous avait happé dans sa triste rentrée, sa grisaille, ses jours d’été qui prétendent s’éterniser mais ne sont que les bribes des beaux jours qui s’achèvent et voilà qu’octobre nous offrait, à l’autre bout du monde, une échappatoire. Bali, ses plages paradisiaques, ses maisons sur pilotis comme sur les cartes postales, le parfum de ses fleurs, le turquoise de sa mer. Un soir, après le dîner, Sofiane était parti marcher sur la plage avec sa mère, nous laissant partir dans l’autre direction afin de nous offrir un peu d’intimité. Il avait fait un clin d’œil à Leïla et lui avait lancé ce sourire qu’il avait lorsqu’il préparait quelque chose avec sa sœur. Nous avions marché quelques mètres puis un peu plus loin, Leïla m’avait proposé de m’asseoir. Elle avait sorti de son sac à dos une fine couverture, m’avait fait signe de m’installer.

- J’ai quelque chose à te montrer…

Et elle m’avait tendu un livre. Sur la couverture, il y avait simplement écrit « Souvenirs de vie ». J’avais ouvert la première page, quelques mots, l’écriture de Leïla que j’avais immédiatement reconnue :

« Mon amour, je suis triste pour toi qu’il ait fallu que cette histoire, votre histoire ait un point final. Mais la magie de la vie, c’est que tant que nous sommes encore là, nous pouvons poursuivre et écrire la nôtre… J’espère que ces souvenirs deviendront plus doux qu’ils ne sont amers et que les nôtres qui s’y ajouteront viendront t’offrir un tableau d’ensemble plein de couleurs et de lumières…

Je t’aime…

Leïla. »

Et voilà qu’au fur et à mesure des pages, qui racontaient tout ce que j’avais bien voulu confier au dianographe, je découvrais de sublimes aquarelles. Nous quatre autour de la table, Soan prêt à tomber à la renverse. J’avais presque l’impression de pouvoir entendre son rire encore faire écho jusque sur cette page de Bali. Papa, clope fumante à la main, sa peau tannée, ses mains épaisses. Maman, dans la cuisine, en train de préparer un plat de lasagnes. Son petit corps de minuscule bonne femme qui pouvait tant faire sans jamais s’épuiser. J’avais refermé le livre en sanglots.

- Leïla…
- Oh pardon, je suis désolée, je ne voulais pas te faire pleurer…
- Non, ce… C’est juste que… Comment il est possible d’être aussi généreuse que toi ? Aussi aimante ? Aussi… Bordel, Leïla. C’est magnifique.

Elle m’avait embrassée sur le front. Et moi j’avais couru jusqu’à ses lèvres lui soufflant des « je t’aime » entre chaque baiser. Et puis, j’avais fini par lui dire, lorsque mon rythme cardiaque, un peu, s’était calmé :

- Tu sais, Leïla, je le sais aussi maintenant…
- Tu sais quoi ?
- Que je veux des enfants…
- Oh ma chérie.
- Et il y a autre chose que je sais… Et dont là à cet instant, je sais plus encore que jamais.
- Quoi ? Ne me dis pas que tu as déjà choisi les prénoms !

J’avais sorti de la poche de ma veste la petite boîte que je trimballais partout depuis le début du séjour et je lui avais tendue en répondant simplement :

- Non, pour les prénoms, on verra plus tard. Ce que je sais, là, maintenant, c’est que je veux t’épouser…

Le dianographeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant