Episode 7

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Nous nous étions mariées au printemps suivant. Nous étions passées à la mairie en catimini puis avions fait une cérémonie dans le jardin, à la maison. Malik avait accepté de faire un magnifique buffet et nous avions célébré ça en petit comité, juste avec ceux qui comptaient.
Presque deux ans plus tôt, j’attendais la mort sur les rails. Et voilà qu’aujourd’hui je poursuivais le cours de mon existence avec une femme qui avait bouleversé ma vie. Nous avions décidé de partir juste après le mariage. Nous avions acheté un camion que nous avions aménagé. Leïla avait posé une année sabbatique, et il y avait ce rêve que pour papa, j’avais eu envie de vivre. Quelques jours après son décès, maman m’avait donné une lettre de sa part. Je crois qu’il faut que je vous la partage pour que vous compreniez :

«  Mon tout petit,

C’est foutrement pas facile de me retrouver là comme un con, au fond de mon lit d’hôpital pour t’écrire. Je suis pas comme toi, moi. Je suis pas à l’aise pour, enfin, tu sais pour dire des trucs ou même pour les écrire. Et puis, y a le Bernard dans le lit d’à côté qui tousse comme un poitrinaire à fond de calle, il m’empêche de me concentrer. Mais bon, je sais que j’ai plus beaucoup de temps devant moi alors je vais le faire.  Ma petite. Je te mentirais si je te disais que je suis pas triste de partir. Pas tant parce que j’ai peur de mourir, ça, j’en ai rien à foutre. Mais parce que je suis surtout triste de vous quitter. Et parce que je sais que c’est toujours pour ceux qui restent que c’est compliqué. Mais, tu sais, ma gamine, je veux pas que tu sois triste. La tristesse, c’est de la connerie. On s’est bien marré tous ensemble. J’ai eu des beaux gamins, et puis une femme aussi emmerdante qu’elle était formidable. Et tu sais combien ta mère peut être emmerdante quand elle s’y met… Tu sais, ma gamine, ce serait mentir que te dire que j’ai pas de regret. Et ça, ça te bouffe bien plus que ces putains de métastases. Ta mère et moi, quand on s’est connu, on avait un rêve. Enfin. Elle avait un rêve. Elle voulait partir sur les routes comme les hippies dans leur van. Ta mère était du genre fumeuse de pétard, peace and love, tout ça, tout ça. Bon, j’ai toujours fumé aussi alors c’est pas le sujet. C’est juste que ce voyage, ma gamine, on l’a jamais fait… J’ai pris ce boulot à l’usine dans l’espoir de payer notre véhicule. Ta mère a commencé à faire des ménages. Puis, on s’est dit qu’on pourrait prendre un appartement, que ça nous laisserait le temps d’économiser pour s’acheter un truc qui tienne la route. On voulait faire toute l’Europe… Mais, tu sais, les gens comme nous, les gens d’en-bas que personne ne voit, ils ont vite fait de mettre leurs rêves en sourdine. On a fait ce qu’on attendait de nous, on a dit oui à deux CDI, on s’est endetté pour trente années, on a payé, payé. Les factures, l’eau, l’électricité, le crédit à rembourser. Il y a eu toi et Soan. Et attention, hein, je dis pas que c’est un regret. En vérité, on aurait pu vous embarquer faire notre tour d’Europe. On aurait même pu aller voir le monde entier… J’aurai pu vous faire boire du lait de chèvre au fin fond de la campagne catalane, vous voir grandir sur les plages de Sicile, traîner en slip dans les plaines méditerranéennes… Mais on en a rien fait. J’ai eu de merveilleux souvenirs avec vous. J’aurai juste aimé avoir le courage de vous transmettre autre chose. Je sais que j’ai jamais vraiment rien dit. J’ai jamais eu de phrases à la con toutes faites, à vous répéter qu’il fallait bien bosser si vous vouliez avoir un bon métier. C’est parce que ce genre de conneries, je n’y ai jamais cru ma fille. En vérité, si j’avais eu le courage, je vous aurais répété tout l’inverse. Non pas de vous acharner à bosser, à courir après une carrière, après la panoplie parfaite du clampin bien intégré dans la société, la baraque, la bagnole, le CDI, un chien, un chat et deux poissons rouges ! Mais de vivre… C’est un truc que l’humain ne sait pas vraiment faire. Tu sais, c’est sacrément con mais tant que t’as pas un type en blouse blanche, l’air sérieux qui vient t’annoncer qu’il te reste plus que quelques mois avant de passer l’arme à gauche, tu as cette impression d’invulnérabilité, d’immortalité. Tu vois, l’essence de la connerie humaine, je crois qu’elle vient de là… On oublie qu’on va tous crever. Alors, on perd notre temps à gueuler, à se mêler de ce que le voisin fait de son cul, à se fâcher, à remettre à demain, à ne pas s’excuser… Mais quand on nous fout le sablier sous le nez, crois-moi, toutes ces conneries, ça devient dérisoire. Là, dans mon lit d’hôpital, au milieu de la nuit, avec Bernard à côté qui va sûrement y passer avant moi, que jamais personne ne vient voir, crois-moi, il n’y a plus que l’essentiel qui subsiste. Vos sourires, nos fous rires, les yeux de ta mère… Enfin. En tant que père, il y a pas mal de trucs que j’ai peut-être fait de travers alors si je dois te laisser au moins une recommandation, comme le font toujours les vieux cons, c’est celle-ci : pars voir le monde si tu en as envie, fais des enfants ou n’en fais pas, marie-toi ou ne le fais pas. Emmène tes gosses aux quatre coins de la terre, va vivre dans une cahute au fond des bois ou retape un vieux manoir au milieu de la campagne écossaise. Vis, ma Maud chérie. Et si tu voyages ma gamine, juste pour ton vieux père, fais un petit tour jusqu’aux lacs de Plitvice en Croatie. Je les avais vus en photo un jour chez un client à qui je refaisais le salon. Il m’avait dit que c’était l’un des plus beaux endroits qu’il avait visité, que ça ressemblait à ce qu’il s’imaginait du paradis. Alors, tu vois, quand je partirais ma petite, je crois que c’est là-bas que mon âme ira. Et si tu y fais un petit tour, on pourra peut-être s’y retrouver…

Le dianographeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant