Episode 5

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Le dianographe – Episode 5

Tu viens dormir ?

Elle avait passé sa main sur ma nuque, puis dans mes cheveux courts, elle m’avait embrassée sur la joue puis sans réponse de ma part, avait réitéré :

- Eh, chérie ? Tu viens te coucher ?
- Je… Je vais arriver.
- Maud, tu restes devant cet écran des nuits entières. Tu es épuisée. Tu écris, effaces, réécris. Viens dormir !
- J’ai tellement de mots en tête, Leïla. Tellement de choses que j’ai besoin de raconter…

J’avais peur d’oublier. Soan et Maman étaient décédés depuis bientôt deux ans. Et j’avais peur d’oublier. Nos souvenirs d’enfance. La vieille ferme paumée en pleine campagne que papa avait retapée. Notre chien Buck, ce p’tit con, qui nous suivait chaque fois que nous partions à l’école et qui essayait toujours de bouffer le mollet de Monsieur Grandin, le facho du village qui surveillait nos allers-retours. Nous, ça nous faisait marrer, mais pas maman. Elle le coursait dans tout le village – Buck bien sûr, pas Monsieur Grandin -  et elle rentrait en gueulant sur mon père. Il nous emmerde ton chien ! Il va nous causer des problèmes ! Et mon père se marrait et lui répondait : c’est parce qu’il est comme moi, il n’aime pas les cons !

Mon père et sa gueule de métèque. Il avait débarqué avec ses deux gosses dans ce petit village bien français. Des familles installées ici, de génération en génération, les corps de fermes étaient légués, presque rien ne se vendait. Et lui, ses gosses aux yeux noirs, à la peau trop foncée, sa femme fille de rital et d’espagnol, ça faisait un peu trop d’exotisme. Le plus risible dans tout ça, c’est que mon père s’appelait Francis. Pas Mohamed, Diego, Francisco ou Jamil. Non, non, Francis. Fils, petit-fils même de marinier, d’aussi loin que j’avais pu remonter. Sur son acte de naissance, comme sur celui de son père, de son arrière-grand-père, point de nom d’hôpital mais le nom du bateau sur lequel il était né. Francis Lafond, né le 10 octobre 1959 sur la péniche « Le Glorieux ». Son grand-père était né dans l’Allier. L’Allier, véridique. Et pourtant. Sa gueule de métèque. Ses yeux noirs, en amande, sa peau brune, ses cheveux noirs, son nez épais. De port en port, qui sait quelles rencontres se sont faites. Qui sait quels corps se sont aimés...
Ma mère, ma mère, on savait « d’où elle venait ». Papa rital, maman espagnole. Son grand-père, lui, se prénommait vraiment Francisco. Quand ils sont arrivés en France, lui le gosse orphelin de mère, elle, la petite fille d’une riche famille espagnole qui fuyait la guerre civile, ça a fait des étincelles. Un mariage et un bébé plus tard, c’en était fini de leur histoire. Mais il restait ma mère. Ma mère et ses boucles brunes. Sa peau dorée. Vous imaginez bien que ça n’a pas fait de jolies têtes blondes ce mélange. Vous imaginez bien que Monsieur Grandin, dès qu’il y avait une connerie de faite dans le village, il allait frapper à la porte, satisfait de toujours aussi bien exceller dans la dénonciation, même en ayant passé quelques années sans exercer, et il disait à ma mère :

- Y a encore eu des fleurs d’arrachées sur mes parterres devant la maison ! Je suis sûre que c’est vos gamins ! Faudrait peut-être voir à les éduquer vos gosses, hein, y’en a ras le bol !

Ce jour-là, c’était vrai. C’était moi. J’avais cueilli toutes les tulipes qu’il avait fièrement plantées juste devant le muret de sa maison dans l’espoir d’obtenir le premier prix du concours des maisons fleuries. Moi, j’avais huit ans. Les concours, je m’en foutais. J’avais juste vu des tulipes de toutes les couleurs. Je les avais prises, une par une, j’en avais fait un joli bouquet. C’était beau à mourir. Et j’adorais les choses belles à mourir. Et je les avais offertes à ma maîtresse que je trouvais jolie comme un cœur et qui elle, s’en foutait de nos gueules de métèques. Elle m’offrait des livres en cachette, parce qu’elle avait bien compris que pour papa et maman, boucler les fins de mois, c’était compliqué. Donc oui, je l’avoue, ce jour-là, la coupable, c’était bien moi. Mais pas pour le reste. Pas pour toutes les fois d’avant, celle où il avait accusé Soen d’avoir écrit « Grandin, tête de cul » à la craie sur le trottoir devant chez lui. Celle où il avait dit à papa, qu’il avait croisé au café, que son gamin, avec sa gueule de bamboula - ça, il l’avait dit en marmonnant dans sa moustache, de peur que mon père lui colle son poing sur son gros pif rougit par la vieille vinasse qu’il sifflait quand sa bonne femme allait se coucher, mais mon père, il frappait personne – n’était qu’un petit con sans éducation et que de son temps, lui, c’est à coup de ceinturon qu’il lui aurait appris la leçon. Mon père encaissait et il baissait la tête. Grandin avait ajouté, pas peu fier de voir mon père qui n’osait broncher, qu’il faisait que des conneries son gosse et que c’est sûrement lui qui avait pété les carreaux de la cabane de chasse. Alors, pour toutes ces fois-là, où ce n’était pas nous, ce jour-là, ma mère lui avait dit d’aller se faire cuire le cul.

Monsieur Grandin avait eu un mouvement de recul. Il avait dit :

- Pardon, répétez ça Madame Lafond ? Répétez ça !

Il faisait son malin, Monsieur Grandin, parce que papa n’était pas là mais maman, elle, s’il fallait lui en collait une à Monsieur Grandin, elle l’aurait fait. Alors, sans sourciller, elle avait répété :

- Allez-vous faire cuire le cul ! Mais bien comme il faut, Monsieur Grandin ! Sur une grille de barbecue rouillée tant qu’à faire ! Et si vous revenez ici, si vous passez mon portail, si vous venez encore m’emmerder à venir dire que mes gosses ont arraché vos tulipes, pissé sur vos bégonias, que vous les soupçonnez d’avoir chié devant la porte de l’église ou écrit « Mort aux vaches » sur la cabine téléphonique du village, je peux vous assurer que je lâcherai mon chien et cette fois-ci, je le laisserai vous bouffer les couilles !

- Ça lui avait fait fermer son claquet à Monsieur Grandin. Il avait juste fait des « oh », « pouah », « bah » puis il était reparti sans broncher. Ma mère, c’était un tout petit bout de bonne femme, pas plus d’un mètre cinquante-cinq mais je peux vous dire que personne ne l’emmerdait. Ce soir-là, elle avait raconté ça, à table et on avait ri, mais ri. A en pleurer. Soan avait tellement ri qu’il était tombé à la renverse de sa chaise. Et j’avais avoué des années plus tard à maman, que les tulipes, c’était moi et elle m’avait juste dit « je sais bien mais pour toutes les autres fois où ce n’était pas vous, il l’avait bien mérité… »

Vous voyez, ce sont tous ces souvenirs que j’avais peur d’oublier. Un soir, alors qu’on mangeait chez Francine, j’avais voulu raconter cette histoire et j’ai hésité. Je ne savais plus s’il s’agissait de tulipes ou de jonquilles. Et en rentrant, j’ai pleuré. Pleuré. Parce que plus personne n’était là pour me le rappeler. Alors, en rentrant, je m’étais mise à écrire frénétiquement. Nuit après nuit, je ne dormais plus. Les pages blanches se noircissaient pendants mes nuits blanches mais au fur et à mesure, mon humeur à moi s’assombrissait. Alors, un jour Leïla est rentrée du travail avec Sofiane et elle m’a dit :

- Maud, assieds-toi s’il te plaît… On a quelque chose pour t’aider…

J’étais tellement à cran que je m’étais fâchée. Je leur avais dit de me foutre la paix. Que je ne voulais rien. Que je devais finir. Tout écrire. Qu’il fallait me laisser faire, que sinon j’allais oublier. Les blagues idiotes de papa :

Tu sais comment on appelle les petits des Gauloises ? Les mégots !

Vous ne pouvez comprendre cette plaisanterie que si vous avez connu ce fameux paquet de cigarettes bleu ciel que tous les anciens fumaient dans les années quatre-vingts.

Mais qu’importe. Il fallait que j’écrive et c’était devenu obsessionnel, compulsif, vital, primitif. Ecrire pour les faire encore un peu exister. Alors, je m’étais fâchée. Et Leïla m’avait gentiment tirée vers elle, mon cul toujours vissé sur la chaise à roulettes de mon bureau. Elle l’avait tournée face à elle. J’avais vu la mine dépitée de Sofiane qui m’avait dit :

- Maud, allez, écoute-nous. Tu ne peux plus continuer comme ça…

J’avais juste soufflé :

- D’accord…

Et il avait sorti de sa pochette en cuir, une sorte de disque dur, auquel étaient reliés deux câbles. Il m’avait dit :

- C’est l’idée de Leïla. Elle l’a pensé pour toi. Je l’ai simplement aidée à le fabriquer. Regarde…

C’était plus qu’un simple disque dur. C’était une petite tablette. L’écran était noir. Sofiane l’alluma. Il démêla les deux fils auxquels étaient attachés à chaque extrémité deux électrodes. Il fixa chacune d’elles sur mes tempes. J’eus un mouvement de recul alors il me rassura :

- Ne t’en fais pas, c’est totalement indolore. Je te le promets !

Je le laissais finaliser l’installation. Je ne posais pas la moindre question. Je n’étais même pas en état de le faire. Je pensais à papa, à maman, à Soen.

"Papa, maman, Soen, si vous saviez comme vous me manquez."

Les mots s’inscrivaient, noir sur blanc, sur l’écran de la machine que Sofiane tenait. Lui et Leïla eurent un sourire satisfait et empreint de soulagement à la vue de mon air stupéfait.

"Bordel, qu’est-ce que c’est que ça ?"

Ca continuait. Il me suffisait de penser et instantanément, les mots apparaissaient.

"Bordel, mais c’est…"

- Un dianographe. Simple comme bonjour. Tu poses les électrodes au niveau des tempes, tu l’allumes et il te suffit de penser à tout ce que tu souhaites écrire. Tu peux t’en servir partout. Il a une batterie rechargeable. Bien plus performante que ton iphone ! Et surtout, il y a un dixième de seconde entre l’instant où tu penses à un mot et celui où il s’affiche à l’écran… Tes pensées se coucheront sur le « papier » bien plus rapidement que si tu souhaitais les déclamer !

Je m’écroulais en larmes. De fatigue, de gratitude. Je les embrassais tous deux. Et répétais entre deux sanglots, merci, merci. Si vous saviez… Merci.
C’était un cadeau prodigieux. Qui allait me permettre en un temps record de narrer quelques années de souvenirs. Le plus beau cadeau qu’il m’était fait par la seule femme que je n’ai jamais aimée. Comment aurai-je pu faire autrement que de la rejoindre après… Ne me jugez pas. Je sais ce que vous pensez. Mais ne me jugez pas. Attendez de savoir toute l’histoire et là, peut-être que vous me comprendrez...

Le dianographeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant