Episode 8

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Paris nous semblait plus fourmillante et bruyante que jamais. Sofiane s’était occupé de la gestion de notre maison que nous avions laissé finalement en location Air B’n’B. Nous avions prévenu de notre retour. Lui et Francine nous attendaient sur le pas de la porte, des larmes plein les yeux. Nous avions à peine eu le temps de nous garer qu’ils nous sautaient dessus réclamant des bisous, des photos, des souvenirs, des câlins. Nous passions la soirée à leur raconter les grandes lignes de notre voyage. Il nous faudrait des années pour leur narrer tous les souvenirs que cela nous avait laissés. Finalement, Sofiane finit par nous demander :

- Alors, qu’est-ce qui vous a convaincu de rentrer finalement.. ?

Leïla me sourit avec tendresse, me demandant sans dire un mot si elle pouvait en dire plus. J’acquiesçais.

- Maud et moi aimerions avoir un bébé.

Les larmes de Francine se mirent à ruisseler sur ses joues.

- Oh mes chéries ! Mais j’ai tellement hâte ! Oh, je pourrais lui tricoter des petites choses ? Si vous avez besoin, vous savez, je peux m’occuper de faire la nounou ! C’est pas la peine de vous embêter à le mettre chez une nourrice ou en crèche !

Sofiane qui s’était levé pour nous embrasser, calma les élans de sa mère avec amusement :

- Maman, ce petit n’est même pas né… Tu veux garder quoi ? Les ovocytes de ta fille ou de Maud ? 
- Oh ça va, hein, ne commence pas toi ! Je suis sûre que tu seras encore plus gaga que moi !
Sofiane embrassa Leïla sur le front, contenant son émotion et souffla, la voix un peu enraillée :
- Ça, ça ne fait aucun doute…

Et notre vie à Paris reprit, portée par ce projet qui occupait toutes nos pensées. J’avais beaucoup écrit pendant notre voyage. Je proposais un nouveau projet plus conséquent à mon éditeur qui adorait. Leïla avait décidé d’arrêter son emploi au centre aéré pour ouvrir avec Francine une association qui venait en aide aux jeunes qui n’étaient plus soutenus par l’Aide Sociale à l’Enfance une fois leur majorité atteinte. Nous avions pris contact avec une clinique spécialisée dans la procréation médicalement assistée en Belgique et voilà que les rendez-vous s’enchainaient, rendant notre souhait de devenir mamans un peu plus concret chaque jour. Nous nous surprenions à nous chamailler sur les prénoms, à s’interroger sur les bienfaits ou non du cododo, à repenser à la disposition de la maison pour accueillir au mieux notre bébé. Puis, les rendez-vous nous avaient menées jusqu’au bout du chemin fin octobre. Je porterai ce bébé, c’était une décision que nous avions prise ensemble, une décision qui nous appartenait. Je partais précipitamment en Belgique, l’insémination étant influencée par ma période d’ovulation. Leïla n’avait pas pu se libérer, devant accompagner un jeune homme de son association qui allait passer des entretiens pour une école de cuisine. Je partais avec Sofiane et Francine et entre deux dégustations de frites, nous passions à la clinique. J’étais rentrée le soir, heureuse, anxieuse. Il fallait patienter quelques jours pour savoir si cela avait fonctionné. Trois semaines plus tard, un soir, Leïla rentrait à la maison, je lui sautais dessus :

- On va manger au resto de Malik ce soir avec Francine et Sofiane !
- Ah, en quel honneur ?
- Comme ça, pour le plaisir d’être ensemble !
- Ca marche, je prends une douche alors, on a rendez-vous à quelle heure ?
- 20 heures !
- Okkkk, je file !

Je l’entendais chanter à tue-tête sous la douche un vieux tube des années 80… Je ne sais plus lequel, j’ai oublié. Mais ça n’a aucune importance, puisque quand je la retrouverai elle pourra me le dire. Je ne le savais pas encore à cet instant mais c’étaient ses dernières heures. Elle sortait de la douche et j’embrassais son nez encore mouillé.

- Trente minutes Madame, trente minutes !
- Je fonce, je fonce, je fonncceeee !

Leïla ne fonçait jamais. Elle allait à son rythme, toujours le sourire aux lèvres. Nous arrivions au restaurant avec quarante minutes de retard, Mavi s’en amusait :

- Tu vois, j’ai l’habitude maintenant. Je bloque la table quarante-cinq minutes après l’heure que tu me donnes ! Techniquement, vous êtes en avance !

Sofiane et Francine nous attendaient déjà à table. Vous savez, c’est étrange, ces moments dans une vie qui semblent d’une banalité sans nom. Un restaurant en famille, embrasser des amis, entendre un rire pour la dernière fois, voir un visage pour la dernière fois. Si j’avais su, j’aurais filmé chaque seconde de cette soirée… A cet instant, j’étais insouciante, heureuse. A cet instant, je ne savais pas que c’était la dernière fois que nous mangions ici, qu’après cette nuit, il n’y aurait plus qu’une succession de nuits. Mon enfer à moi… Nous avions tardé, comme toujours. Malik avait quitté sa cuisine pour nous apporter lui-même le dessert. Il y avait une bougie allumée sur le gâteau qu’il avait préparé. Et il avait tendu à Leïla un grand rectangle emballé dans du papier doré.

- Ben, c’est pas mon anniversaire… Qu’est-ce que c’est que ça ?
- Je ne suis que le messager, c’est votre chère épouse qui m’a demandé de le garder ici et de te le remettre ce soir.

Comme une gosse, je ne tenais plus en place :

- Allez, ouvvvrrre !

Elle déchirait le papier et au premier petit morceau, reconnu immédiatement de quoi il s’agissait. J’étais sur le côté droit, de dos. Elle continua à retirer le papier.

- Maud… C’est magnifique.
- Déballe-le jusqu’au bout.

Les lacs de Pitvalici… Le décor prodigieux et au milieu du lac, cheveux blonds, culotte bleue, la peau dorée, une petite qui y trempait ses pieds. Elle devait avoir trois ans, quatre peut-être.

- C’est… Maud…
- C’est moi. Une vieille photo que j’ai photocopié et imprimé. Tu te souviens pourquoi j’ai voulu rentrer après notre visite du lac.. ?
- Pour qu’on revienne un jour accompagnées de petits pieds qui auraient envie de… Maud.. ? Ca a marché, c’est ça ? Tu… T’es enceinte ?

Je sortais de mon sac les résultats de la prise de sang effectuée le matin-même qui confirmaient ma grossesse. Francine exultait :

- Oh je peux l’avoir pour l’encadrer ma chérie ? Oh s’il te plaît ?

Une fois de plus, Sofiane se moquait :

- Elle te garde un bout de placenta aussi maman pour que tu l’accroches au-dessus de la cheminée ?

Leïla ne disait plus un mot. Au milieu du raffut, des félicitations, de Sofiane qui commençait déjà à se vanter du futur petit génie qu’il ferait de ce bébé, elle me regardait, les yeux humides, et me chuchota :

- On va être mamans…

Je l’embrassais. Je crois que cet instant fut l’un des instants les plus heureux de mon existence.

Atteindre le sommet avant de dégringoler.

Connaître l’Eden puis être plongé en enfer avant même d’avoir pu réaliser.

Si seulement j’avais refusé cette putain de crème glacée...

Le dianographeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant