Rue jeta son mégot de cigarette sur le goudron brûlant du parking de la prison de Solano. La grille venait d'ouvrir. Elle regarda son téléphone, cinq heures trente pile, pas une minute de moins, pas une de plus, la précision du système américain en termes d'horaires comparé à ses failles en termes de justice était d'un pathétique assumé. Face au soleil, elle ne vit d'abord qu'une silhouette puis, dans un halo de lumière, elle parvint enfin à le distinguer clairement : Fezco. Il n'avait pas vraiment changé. Il portait son baggy en jean et son tee-shirt à rayures oranges, la même tenue que le jour de son arrestation, deux ans auparavant. Détention et revente de toutes sortes de drogues, son jugement fut plié en moins de vingt minutes et toute sa vie bascula en une journée. Rue était au procès et lui avait juré d'être là à sa sortie, promesse qu'elle se faisait un plaisir d'honorer aujourd'hui. Il avait un peu maigri, mais ne semblait pas nager plus que d'habitude dans ses vêtements, ses cheveux étaient toujours très courts, il avait toujours sa petite barbe. Surtout, il marchait à son allure habituelle : lentement, comme s'il venait de rentrer d'une course chez Wallmart. Quand il arriva à la hauteur de Rue, une étincelle dans ses yeux lagons illumina son visage.
"Hey Kid !
- Hey Fez"
Elle hésita une seconde avant de le prendre dans ses bras.
"Merci d'être venue.
- Je te dois bien ça !"
Il secoua la tête et considéra la voiture. Quand il avait laissé Rue, elle était à l'aube de son année de terminale. Elle se déplaçait encore en vélo et vivait avec sa mère et sa sœur. Il se souvenait de ses cheveux mal peignés, de son sourire mutin et de sa tendance à l'agacer en débarquant chez lui quand bon lui semblait et en lui empruntant des affaires qu'elle ne lui rendait jamais.
"Allez monte, je suis grande maintenant ! " lança-t-elle.
Il est vrai qu'elle avait changé, son visage était devenu un peu plus anguleux, ses sujets de conversations s'étaient densifiés au fur et à mesure de ses visites au parloir. Elle était à l'université désormais et Fez se sentait parfois idiot quand elle lui racontait son nouveau quotidien fait de cours de sociologie et de lecture de traités fondateurs.
En la voyant sur ce parking, il se mit tout d'un coup à douter. Elle paraissait un peu trop souriante, un sourire qu'il avait souvent vu sur son visage pour de mauvaises raisons.
"T'es pas défoncée ? demanda-t-il
- Jamais quand je conduis !"
Dans la voiture, Rue mit la musique à fond, elle voulait offrir à Fez la liberté de ne pas parler. Lors de sa dernière sortie de désintox, l'année précédente, elle aurait aimé avoir la même. Au lieu de ça, elle avait dû endurer les bons sentiments de sa mère et les reproches à peine voilés de sa sœur Gia. Cependant, elle ne pouvait pas leur en vouloir, elle leur en avait tant fait baver. Malgré toutes ses bonnes notes, sa place de titulaire dans l'équipe de volley-ball du lycée, Gia restait toujours "la petite sœur de Rue, la camée". Celle qui l'avait retrouvée presque étouffée dans son vomi lors de sa première overdose. Leslie, de son côté, se sentait constamment en danger. A chaque fois que son téléphone sonnait, elle avait peur que ce soit pour l'avertir que sa fille était morte. Alors Rue endurait les réflexions et l'anxiété, elle l'avait mérité.
Fez avait ouvert la vitre. Il passa le bras dehors et fit onduler sa main sur l'air. La radio crachait "Dancing in the Dark" de Bruce Springsteen et son coeur battait la chamade. Libre. 23 mois, 730 jours exactement enfermé dans ce trou à rats vous font apprécier tout ce qui semblait acquis auparavant. En prison, il n'avait rien appris. Il s'était contenté d'attendre que le temps passe tout en faisant profil bas. Il comprit très vite que c'était la clé : ne pas se faire remarquer, ni dans le bon ni dans le mauvais sens. Il n'avait aucunement envie de se créer un réseau de criminels pour des affaires à la sortie, il savait aussi qu'il ne retirerait rien d'une pseudo bonne conduite ou d'efforts de travail là bas. La prison était un gouffre, il fallait rester stoïque pour ne pas s'y noyer. Parfois, bien-sûr, les autres venaient perturber sa posture, dans ces moments, il savait qu'il fallait répliquer. Il s'était fait attaquer deux fois : lors de sa première semaine à la promenade et vers le milieu de son incarcération, par un nouveau venu qui voulait se la jouer forte tête. A chaque fois, il avait violemment riposté. Il s'était acharné, laissant ses adversaires ensanglantés au milieu de la cour. Ça lui avait valu plusieurs semaines à l'isolement mais ça l'avait sauvé de probables mois de calvaire. Grid, son co-détenu d'une cinquantaine d'années qui en était à son sixième séjour à l'ombre, lui avait bien dit : "La violence ici, c'est le respect. Sans respect, t'es qu'une pute".
Fez ne voulait plus y penser. Ce chapitre était clos. Il n'allait pas y remettre les pieds. Sa grand-mère était morte quelques mois après son jugement, il l'avait pleuré mais il n'avait plus de frais de santé à payer. Il pouvait s'en sortir, travailler légalement sans risquer de retourner sous les barreaux.
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Euphoria : Liberté
FanfictionEn 2021, Fez sort de prison et Rue est à l'université. Tous deux aimeraient trouver un équilibre mais comment avancer quand les démons du passé reviennent constamment vous hanter ?