Part 9

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Une semaine plus tard, les bleus de Fez avaient viré au jaune. Il devait avoir une ou deux côtes cassées et elles lui faisaient un mal de chien. Rue s'occupait de lui du mieux qu'elle pouvait. Elle lui avait laissé son lit et dormait dans le fauteuil Relax dont elle avait l'air si fière ne manquant aucune occasion de rappeler qu'elle l'avait réparé elle-même. Il n'osa donc pas lui dire qu'il avait l'air bon pour la déchetterie. De toute façon, il n'en avait pas la force. Il avait passé la semaine sonné, écrasé par la douleur physique et par l'angoisse de savoir ce qu'il allait lui arriver ainsi qu'à Rue et à Ashtray. Les médicaments que Rue lui fournissait parvenaient à alléger la souffrance un moment mais la descente était difficile et il essayait de ne pas trop en prendre, il savait que ces merdes finissaient trop facilement par devenir une habitude.

Il s'inquiétait pour Rue. Il l'avait observé cette semaine, d'abord parce qu'il n'avait pas vraiment le loisir de faire autre chose en étant cloué au lit mais aussi parce qu'il fallait se l'avouer : aimait bien la regarder. Il aimait sa façon de s'affaler dans son fauteuil, de s'attacher les cheveux négligemment tout en lui racontant une anecdote. Elle lui apportait à manger au lit et l'aidait à se relever un peu, il aimait cette proximité, l'odeur de vanille de son gel douche, sa façon de lui faire mal sans le vouloir puis de s'excuser. Il essayait de ne pas trop s'y habituer.

Il avait bien vu qu'elle se droguait de nouveau. Elle fumait des joints par la fenêtre quand elle pensait qu'il dormait. Il espérait que ce n'était que ça mais la façon rapide dont elle avait obtenu ces anti-douleurs lui faisait dire qu'elle avait probablement quelqu'un qui pouvait lui fournir toutes sortes de dope facilement. Il la connaissait et savait qu'elle n'était pas du genre à se fixer des limites. Il avait observé ses bras et n'y avait pas vu de trace de piqûre ce qui le rassurait un peu. Elle n'était peut-être pas encore accro aux drogues les plus dures, l'espoir n'était pas complètement enterré.

Ce matin du 13 septembre, c'était son anniversaire. Chaque année avant sa première désintox, ils avaient un petit rituel pour ce jour : Rue venait à l'appartement et Fez lui offrait un nouveau truc pour planer. Il s'assurait quand même que ce n'était pas trop fort, ils le prenaient généralement ensemble puis, bien que physiquement ils soient juste assis côte à côte dans la chambre de Fez, dans leurs têtes, ils partaient en voyage dans un autre univers.

Quand il se réveilla, elle était déjà à l'université. Elle lui avait raconté ses galères de début d'année et il lui avait dit de prendre l'option d'étudier à la fois pour ses examens ratés et sa deuxième année. Il ne savait pas si elle suivait son conseil ou si elle se contentait de traîner sur un banc pour la journée mais il voulait se persuader qu'il avait un peu de poids dans ses décisions. Il décida d'essayer de se lever et de marcher un peu. A sa grande surprise, il y arriva. Il ouvrit le placard à balai, le sac était toujours là, mal rangé entre l'aspirateur et la table à repasser. Il le referma instantanément. Il n'avait pas eu de nouvelles de Mouse ou d'Ashtray depuis qu'ils avaient déposé le sac chez Rue. Il n'avait pas non plus cherché à les joindre, leur dernière rencontre s'étant terminée à coups de batte de baseball et sans la moindre étincelle d'humanité de la part de son petit frère.

Il se dit qu'il allait sortir un peu. Il se regarda dans le miroir, il était bien amoché mais avec une capuche et en gardant la tête baissée, il ne se ferait peut-être pas remarquer. L'avenue qui bordait l'appartement de Rue était une succession de restaurants chinois, de fast food et de quincailleries en tout genre. Il marcha quelques minutes et atterrit dans un petit parc où un clochard se débarbouillait avec l'eau de la fontaine. Il s'assit sur un des bancs, il avait besoin de reprendre son souffle. Le quartier n'était pas reluisant mais Fez s'y sentait bien. Il se dit qu'il pourrait vivre ici. Reprendre son ancienne vie avait été un échec, peut-être pouvait-il en inventer une nouvelle. Il n'était pas vraiment un gars de la ville et quand il fermait les yeux et s'imaginait à un endroit où il se sentait bien, il visualisait généralement l'océan. Il se voyait sur une plage, les pieds nus dans le sable, respirant l'air iodé et écoutant le bruit des vagues. Sacramento ne ressemblait pas à cette image, mais c'était toujours mieux que de rester bloqué dans sa ville. En rentrant, il passa devant l'étal d'un fleuriste. Avant que la démence ne prenne le dessus, sa grand-mère achetait un bouquet différent toutes les semaines et elle lui apprenait les noms latins des fleurs, leur période de floraison, l'histoire de ce qu'elles symbolisaient. Il prit des pivoines et repartit vers l'appartement.

Il rentra avec un bouquet à la main et fouilla un peu dans les meubles pour trouver un vase. Le sac d'armes était toujours dans son placard. La réalité lui revint en pleine figure : acheter des fleurs et mener une vie tranquille à Sacramento, quelle connerie! Jamais il ne pourrait être de ce monde là. Il attirait les emmerdes : depuis son enfance, il les accumulait. Il était né dans la mauvaise famille, avec un père inconnu et une mère qui enchaînait les petits-amis violents. Quand sa grand-mère avait enfin obtenu de s'occuper de lui, elle tomba malade et les rôles furent inversés. C'est ensuite Astray qui arriva dans sa vie. Il en prit la responsabilité comme un frère mais il savait qu'il ne pouvait pas lui apporter grand chose. Le manque d'argent, les moqueries répétées à l'école le poussèrent comme Rue à vouloir s'évader dans un monde différent. Il choisit celui du deal. Encore un mauvais choix qui l'avait mené droit à la case prison et qui avait aussi affecté Ashtray. S'il en était là aujourd'hui, à vouloir une revanche sur la société, à travailler sous les ordres de Mouse, c'était parce qu'il l'avait abandonné pendant deux ans. Qu'allait-il arriver à Rue maintenant qu'il l'avait entraînée dans ses galères ? Il empoigna le sac, tout ça s'arrêtait aujourd'hui.

Euphoria : LibertéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant