Chapitre 8 - Imposture

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-Allez assez bavardé, décida Elias retrouvant soudain son ton jovial habituel, je t'attends dans le champ, traîne pas trop. Je te rappelle que tu dois bosser pour deux cet après-midi !

Il s'éloigna sans laisser Alexandre dire quoi que ce soit. Ce-dernier se retrouva donc à nouveau seul, profondément impacté par l'histoire tragique de ce vieil homme, ce paysan qui lui avait semblé si simple, qui n'avait pas hésité à accueillir un parfait inconnu chez lui. Une tristesse amère enveloppa Alexandre. Il se sentit illégitime, volant la place d'un autre, du fils d'un homme rencontré il y a seulement quelques mois.
Seul face à la mer, Alexandre ne put retenir ses larmes cette fois. Souvent il avait résisté, tenté de relativiser sur ce qui se passait dans sa vie. Il avait l'impression d'être né adulte et de n'avoir jamais vécu hors de cette île, et de ces quelques mois sans mémoire. Et voilà qu'il se servait du malheur d'un pauvre homme pour se construire une identité. C'en était trop cette fois, Alexandre n'en pouvait plus de cette imposture, il ne voulait pas vivre aux dépens de quelqu'un. Il avait envie de s'en aller, retomber dans l'oubli. Cette île serait tout aussi bien sans lui. Il avait beau s'être trouvé un prénom, il n'en restait pas moins un étranger.
La mer l'appelait, il le sentait. Cependant, l'histoire d'Elias avait quelque peu réfréné son désir de partir par la mer. Bien qu'il n'ait pas cru en la volonté de l'île de garder le vieux paysan pour elle, il craignait d'être ramené sur les rochers. Il n'avait pas peur d'en mourir. Ce qu'il redoutait, c'était de se rendre compte qu'il était enfermé, piégé sur cette île sans jamais rien pouvoir connaître d'autre du monde.
Il regretterait sans doute le vieux El et sa façon de parler si caractéristique, les champs dorés sous le soleil, la sensation de sécurité lorsqu'il s'endort le soir, le goût de la soupe et du pain chaud, les phrases étranges du livre de la Haute-Ville, cette intrigante ville divisée en deux, la simplicité et la gentillesse des habitants, le chemin tout tracé que lui offrait cette nouvelle vie. Mais il y avait une force qui était plus forte. Celle de la découverte. Alexandre ne connaissait pas son âge, mais il était certain d'avoir perdu un bon tiers de sa vie. Il ne voulait pas passer le temps qu'il lui restait à bêcher les champs.
Cet après-midi pourtant, il devait retourner travailler. Il en avait fait la promesse. Il regarda une dernière fois la mer avant de retourner aux champs, se demandant comment une étendue si belle pouvait abriter en elle un pouvoir destructeur. La mer pouvait être dangereuse, elle était sa seule porte de sortie.

Le soir venu, Alexandre et El se retrouvèrent autour de la table. Il planait dans la pièce unique une odeur inhabituelle. Posé sur la table, un poisson d'une taille imposante dégageait un fumet merveilleux. Alexandre ne se souvenait pas d'avoir un jour senti une odeur aussi alléchante.
Il s'était étonné de ne pas retrouver le vieux paysan en plein travail lorsqu'il était retourné dans les champs. Il avait ainsi réellement travaillé pour deux, tentant le plus possible d'accomplir seul les objectifs de la journée. Éreinté, il était rentré dans la maison pour y trouver Elias en train de cuisiner. Il ne l'avait même pas vu s'approcher de la maison ! Rangeant ses outils, il s'était assis à sa place.

-Alors ça te donne pas faim ça ? clama le vieux El. La cuisson est parfaite, je suis bien content de pas l'avoir ratée. Un vrai repas de roi !

-D'ou sort ce poisson ?

-Je l'ai pêché pardi ! Ce matin pendant que tu jouais à cache-cache je suis passé à côté de pêcheurs. Quand on s'est quitté j'avais pas la tête à travailler, alors je suis allé emprunter une canne à pêche. Ça m'apaise la pêche, c'est presque magique. Et je suis pas mécontent de ma prise ! Désolé de t'avoir laissé seul, même si tu t'en es bien sorti !

-Il fallait bien que je paye l'affront de vous avoir fait réfléchir, enchaîna Alexandre en souriant.

Elias partit dans un grand rire qui donna un instant à Alexandre la conviction que le rire était le meilleur des remèdes. Lui cependant ne rit pas, et se contenta de sourire.

-Allez, tu peux attaquer, je vois bien que t'as une faim de loup ! s'écria El.

Ils dégustèrent ainsi le bar pêché par Elias, et malgré la pureté des émotions véhiculées, pas une seule fois pendant le repas Alexandre ne fit mention de son projet de s'en aller.

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