Construire un bateau n'était certainement pas une tâche aisée, mais construire un bateau en cachette, c'était encore pire. Depuis plusieurs mois, Alexandre abattait des arbres, confectionnait des planches, se procurait de la corde, tout ça dans le dos du vieux El. Il savait qu'il devrait s'en vouloir, mais rien ne l'atteignait plus. Il s'était enfermé dans cette idée fixe, ne se levait le matin que dans l'optique d'avancer le plus vite possible. Depuis qu'il était arrivé sur cette île en tant qu'inconnu, il était passé par de nombreux états d'esprit. Mais jamais sa compagnie n'avait été aussi exécrable.
Elias ne le reconnaissait plus. Il avait l'impression d'avoir vu en quelques mois son fils grandir de plusieurs années et s'éloigner de lui. Leurs contacts se limitaient à des salutations le matin. Le travail aux champs était silencieux, mais efficace. Alexandre montrait une motivation telle qu'il finissait tous les jours son travail au milieu de l'après-midi. Il s'enfuyait alors en courant, lui qui donnait toujours un coup de main à tous ceux qui en auraient besoin, il s'isolait maintenant, redevenant peu à peu l'étranger, l'inconnu. Elias se sentait triste, comme abandonné, il avait l'impression d'avoir à nouveau perdu un fils. Il comprenait qu'Alexandre devait avoir besoin de temps, aussi il prenait sur lui, attendant son retour à la réalité commune. Ça allait forcément arriver, il voulait s'en convaincre. Sans Alexandre, il avait l'impression de dépérir.
*
Le roulement mélodieux des vagues caressait les tympans d'Alexandre. Hache à la main, il slalomait entre les arbres pour trouver celui qui remplirait le mieux le rôle de mât de son embarcation. La structure de la coque était achevée, et la flotaison était bonne. Il lui fallait maintenant une voile efficace pour prendre le large.
En bordure de forêt, il trouva un arbre bien droit, suffisamment épais et solide. Ni une, ni deux, Alexandre entailla l'écorce tendre de plusieurs coups de hache bien placés. Pris dans la frénésie de son geste, il frappa encore et encore, jusqu'à ce que l'arbre tremble et entame son inexorable chute vers le sol.
Et soudain, il eut l'impression de sortir du plus long sommeil qu'il n'ait jamais connu.
À trois mètres de lui, à l'endroit même où l'arbre allait s'abattre dans quelques secondes, Alexandre aperçut une femme allongée, qui avait dû s'endormir sous le doux soleil des derniers jours d'été.
Dans quelques secondes elle serait broyée sous le bois épais. Il devait agir.
L'arbre filait vers le sol, attiré par une gravité bien trop forte pour qu'Alexandre tente quoi que ce soit. Mais il devait agir.
Devant ses yeux défilèrent les visages de toutes les personnes qu'il avait ignoré ces dernières semaines pour ne penser qu'à lui-même. La vieille amie du vieux El n'avait pas eu de pain depuis plusieurs jours. Pour eux, il devait agir.
Il se sentait lourd, ses pieds étaient deux blocs de ciment, mais il devait agir !
Sa peur se mua en un désespoir total, la hache tomba de ses mains, ses yeux ne pouvaient pas quitter la femme. Il vit à cet instant ses yeux s'ouvrir, et un cri strident creva le silence de la forêt. Une volée d'oiseaux quittèrent les branches alentours.
Allait-il vraiment tuer une innocente ? Une seule idée lui traversa l'esprit à ce moment-là :-Si seulement je pouvais prendre sa place.
*
Une ombre colossale s'approcha de lui à toute vitesse. Instinctivement, il roula sur le côté, et la terre trembla quand le tronc s'écrasa sur le sol.
Il était allongé, sous les branches de l'arbre qu'il venait d'abattre. Aucun signe de la femme à ses côtés, mais il entendait toujours son cri. Cependant, il lui semblait venir d'un autre endroit.Alexandre émergea des feuilles de l'arbre. Trois mètres plus loin, derrière la souche du tronc qui avait failli le tuer, la femme hurlait à pleins poumons.
Que venait-il de se passer ?
En l'espace d'un instant, Alexandre avait échangé sa place avec celle de cette femme. Comment était-ce possible ? Son esprit fonctionnait à toute vitesse.
Le cri s'arrêta soudain quand son regard croisa celui de la femme. Elle se précipita vers lui, et avant qu'il ne put prononcer le moindre mot, elle lui infligea une gifle monumentale.
-Non mais ça va pas espèce de malade ? Tu aurais pu me tuer ! Tu peux pas regarder autour de toi avant de couper des arbres ?
Sa voix était claire et affirmée, et à en juger par son visage et sa façon de parler, Alexandre estima qu'elle devait avoir quelques années de plus que lui.
-Je vous ai quand même sauvé la vie, balbutia-t-il en tentant de se relever.
Seconde gifle qui le cloua à nouveau à terre.
-Justement ouais, comment t'as fait ça ? J'étais à deux doigts de crever et je me suis retrouvée là-bas. Et toi pendant ce temps tu arrivais ici. Explique-toi !
-Au risque de vous décevoir, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il vient de se passer, expliqua Alexandre. Je suis soulagé que vous n'ayez rien, je ne désirais rien de plus au monde que de vous sauver madame ...?
-Romane, je m'appelle Romane. Et toi, pas besoin de te présenter Alexandre, je sais évidemment qui tu es. Ton histoire m'a toujours intrigué, mais avec ce que tu viens de faire aujourd'hui, ma curiosité s'est transformée en terreur.
Elle marqua une pause durant laquelle il n'osa parler, de peur de confirmer le fameux dicton "jamais deux sans trois".
-Cela étant dit, bien que l'accident soit entièrement de ta faute, merci de m'avoir sauvée. Je veux en savoir plus sur ce... ce truc que tu as fait.
Elle lui tendit une main dont il se saisit.
-Allez lève-toi. J'espère que tu n'as rien de prévu parce que je veux que tu recommences.
Hébété, Alexandre se mit debout, et dans sa tête tournèrent en boucle les images de ce qu'il venait de se passer. Sa carapace de solitude venait d'exploser, son désir de s'enfuir s'était envolé en même temps que les oiseaux lorsque le cri de Romane avait déchiré le ciel.
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Inversion
ParanormalLa Haute-Ville, construite à flanc de falaise domine aussi bien physiquement que socialement la Basse-Ville en contrebas. Ce système semble condamné à prospérer, mais un matin, un inconnu se réveille dans la Basse-Ville. Sans souvenirs, sa venue est...