Chapitre 7 - Réflexions

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Elias s'attendait à ce qu'Alexandre s'offusque de cette nouvelle, qu'il soit au moins un peu surpris. Mais aucune réaction ne vint. Il resta impassible face à ce que le vieux El venait de lui dire.

-En vérité j'y ai pensé aussi, mais ça ne correspond à rien, finit par lâcher Alexandre. Pourquoi n'ai-je aucun souvenir ? Si je venais de la Haute-Ville, cette île devrait m'être familière, l'odeur de la mer devrait me rappeler des souvenirs d'enfance. Les habitants ont raison de se méfier de moi, je ferais mieux de me construire un bateau et de quitter l'île.

-Oh là, doucement Alex tu veux, intervint Elias, tu me fais pas le coup du vilain petit canard quand même ? T'es arrivé ici, on sait pas comment, on sait pas pourquoi mais tu sais, ça veut pas dire que t'as pas ta place. Tous les jours tu te casses le dos avec nous dans les champs, tu fais des livraisons à gauche à droite, t'as une bonne tête et même si les habitants se posent des questions, qu'on m'en amène un seul qui ne te trouve pas sympathique ! Te bile pas, on finira bien par trouver des réponses à tes questions.

-Vous avez toujours vécu ici ? demanda Alexandre sans le moindre effort de transition.

-Ouais, cette île c'est ma Terre, la Terre de mon père et celle de son père également. Mais si tu veux des informations sur cet endroit, faut lire le bouquin.

-Je l'ai déjà lu, répondit Alexandre sur un ton las. Plusieurs fois même, mais tout ce qui se trouve dedans me semble... si faux ! La seule raison invoquée qui justifie la différence entre la Haute-ville et la Basse-ville remonte à des siècles ! A l'époque les plus forts allaient aux champs et les plus intelligents étudiaient. Ils parlaient même d'une entente mutuelle, d'une interdépendance et de confiance. J'aimerais bien savoir de quelle confiance parlent ces gens qui s'enferment derrière de si hautes murailles.

Elias écoutait Alexandre en regardant la mer. C'est fou ce qu'il lui rappelait son fils. 

-Et bah mon gars, si t'as tellement de questions, tu t'es pas adressé à la bonne personne pour y répondre, ricana le vieux El. Je t'ai dit que je ferais un effort pour réfléchir, mais je crois que ma vieille cervelle n'est plus faite pour se poser des questions. Pour moi Alex l'île est comme ça parce que les ancêtres de nos ancêtres ont décidé comme ça. Je dis pas que je suis d'accord avec notre situation comparée à celle des bourges d'en haut. Mais regarde nous ! On peut rien faire ! Si tu veux manger, tu bosses un point c'est tout.  Si des générations avant nous ont suivi ce modèle, faut bien admettre que ça doit marcher.

Il remarqua qu'Alexandre semblait avoir pris en considération ce qu'il venait de dire. Il sourit légèrement. 

-Vous n'avez jamais rêvé de vous en aller loin d'ici ? De prendre la mer et regarder où cela vous mènerait ? demanda Alexandre.

-Si, ça m'est arrivé, dit El en se levant face à l'horizon. Après la mort de mon fils, déjà que ma femme n'était plus de ce monde depuis longtemps, je trouvais plus de sens à ma vie. Un matin, très tôt, j'ai volé la barque d'un pêcheur et j'ai ramé de toutes mes forces pour échapper aux vagues qui me ramenaient sur les rochers. Je ramais comme un fou, j'avais plus rien dans la tête, que du noir, je ramais comme si c'était la dernière foutue chose que je ferais sur cette Terre. Mais ça a pas suffit. L'île voulait pas que je parte. Je sais pas si ma folie a déformé mes souvenirs, mais je me rappelle une vague gigantesque qui a projeté ma barque contre les rochers. Elle a explosé en mille morceaux et je me suis écrasé contre la pierre. Je pense que ce jour, j'aurais préféré mourir. Mais même ça, l'île me l'a pas accordé. Je m'en suis tiré avec des bleus partout et quelques plaies de rien du tout. Une bagatelle. Et j'étais de retour dans les champs, sur cette île créée par les ancêtres de mes ancêtres où tous ceux qui ont un avenir crèvent et ceux qui n'en ont plus sont gardés en vie.

Elias se tut soudain et vint se rassoir sur la pierre. Alexandre le fixait, il n'avait pas raté une seule miette de son histoire. Plus il parlait et plus son récit s'emplissait d'émotion et de sincérité.

-Vous savez, je crois que vous m'avez menti, commença Alexandre. Votre cervelle est tout à fait apte à se poser des questions, Elias. 

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