Inversion

Chapitre 12 - Démonstration

Au matin, Alexandre avait pris sa décision. Il montrera l'Inversion au vieux El cet après-midi.

Il avait trouvé cela trop difficile d'évoquer le sujet la veille. Elias avait connu suffisamment d'émotions différentes, Alexandre voulait d'abord s'assurer qu'il ait retrouvé le sourire.
Sa joie fut donc immense de sentir l'affectueuse main du vieux El s'abattre en douceur sur son épaule.

-Eh bien, t'as fait la grasse matinée mon gars ! Ça faisait des semaines qu'on avait pas pris le petit-déjeuner ensemble, tu peux pas savoir à quel point ça me fait plaisir !

Il y avait dans la voix du vieux paysan une note de jovialité si sincère et si pure qu'Alexandre ne put s'empêcher de sourire franchement. Une vague de chaleur envahit son être et il se sentit apaisé. Dehors, le soleil brillait comme le premier jour où il était arrivé. Les gerbes dorées luisaient et ondulaient doucement au gré du vent.
Elias prit place en face d'Alexandre et découpa un gros morceau de pain. Tandis qu'il étalait dessus une épaisse confiture de fruits des bois, Alexandre faisait rouler entre ses doigts la petite tour en bois que le vieux paysan avait sculpté pour lui. Plus qu'un cadeau, Alexandre y voyait un symbole, et même un devoir. Mais ce devoir viendrait plus tard.
Ce matin, le travail agricole l'attendait.

En sortant de la maison, bêche et fourche reposant sur leurs épaules, une chaleur écrasante les accueillit. Alexandre offrit son visage à l'azur, ferma les yeux et respira l'air estival. Depuis combien de temps n'avait-il pas profité ainsi des choses simples : le soleil, le ciel bleu, le vent (il jeta un regard à Elias qui marchait gaiement vers le champ), la compagnie. Comme c'était étrange de se sentir... bien.

À la manière des premiers mois, Alexandre était redevenu ce jeune homme serviable, bourreau de travail et irrémédiablement souriant. La matinée passa en un éclair. Torse nu et ruisselant de sueur, Alexandre s'assit dos au mur boisé de la maison d'Elias. Le vieux paysan vint le rejoindre, appuyant son coude au bord de la fenêtre. Il songea à lui dire à quel point il était heureux de le retrouver. Il fut devancé par le jeune homme qui, sans le regarder, lui lança :

-Cet après-midi j'aimerais vous montrer quelque chose.

Prenant conscience de la gravité de son ton, il enchaîna rapidement.

-Pas d'inquiétude, il n'y a rien de grave, je vous préviens simplement que vous n'avez certainement jamais vu ça.

Elias était perplexe. Les mots d'Alexandre avaient piqué au vif sa curiosité. Il aurait pu se sentir davantage effrayé par cette annonce, mais il n'avait plus de raison de s'inquiéter. Alexandre ne comptait pas partir et avait retrouvé sa bonne humeur. Si ce qu'il avait à montrer au vieux paysan pouvait lui dévoiler quelques fragments supplémentaires de son passé, il ne fallait pas s'en priver.

-Ma foi, je te suis mon gars, ça me plaît que tu veuilles me confier tes petits secrets.

Ils rentrèrent dans la maison, profitant de son ombre pour partager leur repas. Alexandre mena ensuite Elias dans la forêt, non loin de l'endroit où il avait pour la première fois expérimenté l'Inversion.

-On doit vraiment aller aussi loin ? demanda Elias en jetant des regards en tous sens. Ça commence à me flanquer les jetons ton histoire Alex.

-Désolé, je préfère que personne ne nous dérange. Comme je vous ai dit, ce n'est pas quelque chose qu'on voit tous les jours.

Ils dépassèrent la clairière et la souche de l'arbre qui avait failli coûter la vie à Romane. Alexandre repensa furtivement à elle, et se surpris à sourire. Ils s'arrêtèrent enfin au pied d'un large sycomore.

-Bon, commença Alexandre, j'ai besoin que vous vous placiez juste ici. Non attendez, pas aussi près de l'arbre. Voilà ici c'est parfait.

-À quoi tu joues Alex ? Je croyais que tu voulais me montrer quelque chose.

-Patientez encore quelques instants, je vais tout vous expliquer.

Alexandre avait placé Elias dos à lui, le sycomore à sa gauche. Il s'éloigna de plusieurs mètres afin de se retrouver loin derrière le vieux El.

-Bien, maintenant je veux que vous regardiez droit devant vous, et que vous ne vous retourniez pas.

-Tout ce que tu veux mon gars.

L'air frais de la forêt s'engouffra dans les poumons d'Alexandre. Il inspira longuement, focalisa son regard sur le vieux paysan qui, immobile, attendait. Il sentit cette force, ce pouvoir qu'il ne comprenait pas, affluer de tous ses membres vers ses yeux. Et soudain, comme il s'y attendait, il se retrouva plusieurs mètres devant le vieux paysan qu'il entendit brailler derrière lui.

-Bordel de Dieu Alex qu'est-ce que je fous là ? Pourquoi t'es devant moi maintenant ?

Il avança à grandes enjambées pour rejoindre le jeune homme qui se retourna simplement.

-Pour faire simple, je peux échanger de place avec quelqu'un. Je ne sais pas plus que vous pourquoi j'y arrive ni comment c'est possible. J'y arrive, c'est tout.

Excepté Romane, personne n'était au courant de son pouvoir. Il avait beaucoup hésité avant d'en parler à Elias, de peur d'être jugé. Romane lui avait bien dit : "j'aurais jamais cru que tu puisses devenir encore plus bizarre". Il était spécial et il le savait. Mais il avait besoin d'en parler et seul Elias ne le jugerait pas.

-Bah ça alors, t'arrêteras jamais de m'impressionner mon gars ! s'exclama Elias.

La tape qu'il lui donna dans le dos provoqua une vague de soulagement chez Alexandre. Il regarda intensément le vieil homme et murmura :

-Merci.

-Par contre faut que tu m'expliques depuis quand tu sais ça. Et aussi comment t'as appris à faire ça.

-C'est grâce à moi.

Les deux hommes sursautèrent. Quelqu'un les espionnait. Ils cherchèrent frénétiquement des yeux d'où venait cette voix intruse. Le cœur d'Alexandre battait à tout rompre. Tout à coup, la personne qui les surveillait dans l'ombre se releva. La crainte d'Alexandre laissa place à une franche surprise.

-Romane, murmura-t-il.