Chapitre 2 - Repères

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  Comme la réponse tardait à venir, l'homme reposa sa question, en articulant chaque mot de manière exagérée :

-C'est. Quoi. Ton. Nom ?

  Il avait l'impression d'avoir affaire à un parfait crétin. La question n'avait rien de compliqué, et la réponse à donner était d'une simplicité déconcertante. Pourtant l'inconnu ne répondit pas. Cela ne ressemblait pas à de la mauvaise volonté, il paraissait incapable de dire quoi que ce soit. Découragé, le paysan dispersa la foule autour de la fenêtre et fit le tour de la maison pour y entrer. L'inconnu n'avait pas bougé de la fenêtre, fixant à présent l'horizon comme s'il s'était agi d'une destination miraculeuse.

-Allez viens t'asseoir, tu dois crever de faim.

  L'inconnu consentit finalement à quitter sa fenêtre pour venir s'asseoir sur la chaise que lui désignait le vieux paysan. Toujours enroulé dans sa couverture, il fixait maintenant le sol avec une inexplicable intensité. 

"Bon, il me comprend, c'est déjà ça" pensa le vieux en s'asseyant face à lui

Il lança un morceau de pain qui roula sur la table jusqu'à l'inconnu. Se désintéressant brutalement du sol, ce-dernier se saisit du morceau de pain et le dévora sans retenue. Sa couverture tomba au sol et il semblait ne plus trembler. On l'avait habillé avec des vêtements légers en lin, trop grands pour lui mais qui avaient le mérite de couvrir sa nudité.  Une fois le morceau de pain englouti, l'inconnu regarda le paysan dans les yeux et sa bouche s'ouvrit et se ferma à un rythme ahurissant, sans pour autant qu'un son en sorte. Il prit une grande inspiration et finit par réussir à articuler un son que le vieux prit pour un "merci".

-Y a pas de quoi mon grand, vu l'état dans lequel on t'a trouvé c'est pas étonnant que t'aies faim. On va y aller doucement, d'accord ? Je m'appelle Elias, mais tout le monde m'appelle le vieux El. On est chez moi, d'accord ? Maintenant, tu peux me dire qui tu es, toi ?

  L'inconnu semblait être sorti de sa transe étrange, et tentait manifestement d'articuler quelque chose.

-'Sais pas, articula-t-il avec peine.

-Tu sais pas ton nom ? Mais tu sors d'où toi ?

-'Souviens pas.

  Sa voix se faisait plus claire à mesure que les mots sortaient. Le vieux El se leva de la table, ramassa une houe appuyée contre un mur et s'approcha de la porte.

-Eh bien mon gars, si jamais tu t'ennuies n'hésite pas à sortir dehors, y a toujours du travail. T'as pas l'air en grande forme, un peu d'exercice te ferait le plus grand bien. On aurait sacrément besoin de jeunes bras pour ramasser les pommes de terre, oh que oui.

  Il sortit et lorsque la porte en bois fut fermée, l'inconnu se retrouva à nouveau seul. Depuis qu'il avait retrouvé la parole, il semblait avoir également retrouvé la raison. Il se leva et se mit à explorer avec attention la ferme et chacun de ses objets. Il prononça correctement les mots "poutre" et "table" mais échoua pour "couverture". Sa dénomination était plutôt bonne, preuve qu'il se souvenait de sa langue ainsi que de nombreux objets. Il se rassura ainsi, se disant qu'il n'avait pas tout oublié. Mais dans sa tête tournaient en boucle ces trois questions :

"Je suis où ?"

"Comment je m'appelle ?"

"Pourquoi je ne me souviens de rien ?"

  Lorsqu'il jugea sa locution suffisamment compréhensible, il saisit une sorte de râteau dont il ne connaissait pas le nom et claqua la porte derrière lui.

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