CHAPITRE 1 : Le saut du lapin blanc

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Le blanc, pureté et froideur infini. Le blanc des plumes de ton chapeau. Le blanc de la fourrure d'un lapin. Le blanc des roses appelant à des parfums envoûtants, à perdre la tête. Le blanc du papier que l'on doit remplir de couleurs, de noir surtout. Le blanc du cygne autrefois vilain petit canard. Le blanc angoissant de nos pensées qui envahit notre esprit sans hésiter.

Le blanc jamais parfaitement pur, à y regarder de plus près.

Quand je rouvris les yeux, je tombais.

Seule.

Je ne criai pas. Je me croyais dans un rêve. Le genre de rêve sans sens, le genre qu'on aime accuser comme raison de nos cernes, le genre dont on rit au réveil tant ils sont absurdes. Le genre de rêve lucide en vrai un peu terrifiant, mais dont il est impossible de ne pas s'amuser à avoir les rênes.

Alors, j'observai, tour à tour, curieuse, moqueuse, les objets et les êtres m'accompagnant dans ma chute.

Une grenouille prenait le thé avec une souris rousse, une armoire déversait toutes sortes de vêtements, une culotte de cheval me recouvrait temporairement le visage, un boa de plumes multicolores chatouillaient mes épaules et se tortillait comme un vrai serpents, ou encore un jeu de l'oie géant se déroulait comme un tapis rouge dans le vide, des pions apparaissant et se disputant les cases.

Je ne voyais pas passer le temps, tout était si étrange, tout flottait, tout en étant à la fois attiré vers un fond dont on ne percevait pas même le bout du nez.

Après m'être finalement lassée de ce spectacle burlesque, je débutais une sorte de brasse dans l'air, comme si j'eus nagé dans l'eau. Où j'allais comme ça ? Aucune idée, mais il fallait que je sorte d'ici.

- T'es encore là ? Mais qu'est-ce que tu fais ? Tu vas nous mettre en retard, s'écria une voix masculine, au ton sévère.

Lorsque je me tournais vers la voix, je vis d'abord deux immenses oreilles blanches touffues. Cette vision étrange me fit avaler ma salive de travers, et ricaner sans retenu. Bah c'est vrai quoi ! Entendre une voix d'homme et se retourner pour découvrir des oreilles, ça prête à rire ! ce ne sont en général pas des choses qui vont ensemble ! Malheureusement, l'homme-lapin s'en aperçut et ses traits se durcirent encore plus en entendant mon rire étouffé.

Il était petit, mais plus grand que moi de cinq centimètres environ, ses oreilles dominant clairement son crâne, et me dépassant de loin. Son visage fin, presque comme ciselé dans du marbre, était encadré par des mèches blanches bouclées. Elles me rappelaient la chevelure d'un chérubin et contrastaient étrangement avec les lunettes rectangulaires trônant fièrement sur son nez. Tout était surprenant dans ce personnage qui, vêtu d'un survêtement de sport, avait sur la tête un haut de forme, et faisait glisser entre ses doigts une montre à gousset, dont il ne cessait de refermer et de rouvrir le clapet. Le tic-tac de cette montre paraissait ne jamais se couper réellement dans ses oreilles alertes. Me voir en train de le dévisager dû le contrarier au plus haut point, car il déclara :

- Je vois. Donc tu penses que tu n'es pas ridicule toi aussi à nager dans les airs ? Ou encore, que tu n'avais pas l'air misérable quand tu as abattu cet homme parce que tu avais lâché prise ? Veux-tu que je te rappelle tes faux-pas, tes humiliations ? Tes couches de maquillage en trop pour cacher ton acné ?

Ses yeux gris m'écrasaient. Comme si, à eux-seuls, ils augmentaient la  pesanteur. Cela ne m'empêcha pas de voir rouge, et donc, de projeter du bleu sur lui. Comment pouvait-il savoir tout ça sur moi ? Je ne le connaissais même pas ! De quel droit me jugeait-il ? J'étais bien en droit d'être surprise, jamais je n'avais aperçu de personne lui ressemblant, si ce n'est des fées qui m'ignoraient toujours ? Qui était-il ? C'était quoi ce rêve délirant, qui n'en finit pas encore !?

A ma grandeur surprise, il reçut mon éclair dans la poitrine sans esquisser le moindre geste, comme si ma magie avait été semblable à une caresse sur son torse. Et alors que je pensais, qu'il allait se mettre en colère, répliquer, qu'à nouveau je devrais fuir, un sourire étira ses lèvres (babine ?) fines. Ce qui eut pour effet, de me vexer, moi. Mes pouvoirs ne fonctionnaient décidément, jamais comme je le désirais. Cela me donnerait presque envie de récidiver contre cet abruti de lapin blanc, tiens !

Alors que l'idée devenait de plus en plus familière et agréable dans mon esprit, l'adversaire reprit la parole, mais d'une voix plus grave, plus mesurée que celle qui avait accompagné ses propos blessants plus tôt.

- Alice, il faut que tu saches que rien de ce qui s'est produit aujourd'hui n'est le fruit du hasard, ni un rêve farfelu. Ce qui arrive aujourd'hui n'est le résultat d'aucun de tes choix, plus ou moins judicieux soi-disant passant. Notre rencontre, ta venue au pays des Merveilles, c'est ton destin, de même qu'avaient pu le présager tes pouvoirs ou tes visions. Tu es unique. Tu es le bleu qui doit nous sauver du sombre.

Troublée par ses mots, je ne dis rien. Cela ne pouvait être vrai. Le Pays des Merveilles n'existe pas. Il ne vit que dans l'imaginaire des enfants. Lisant dans mes pensées, mon interlocuteur soupira, dans un mélange parfait d'exaspération et d'inquiétude.

- Tu ne me crois pas, n'est-ce pas ? Et bien, j'imagine que le voir de tes propres yeux devrait te faire changer de perspective et d'avis... De toute façon, on n'a plus le temps. Manon nous attend.

Joignant les mots au geste, il m'attrappa le bras, et me jeta comme un baluchon sur son épaule. Je me débattais dans tous les sens, perdue. Mais ce dont j'étais persuadée, c'était qu'il était hors de question que je le suive dans son monde de fou. J'avais mieux à faire que de me rendre dans un asile ! Est-ce que le commissariat est mieux ? Probablement que non, mais bon, j'étais au moins en terrain connu là-bas. Et puis surtout, c'était mon monde.

Au bout d'un certain temps, j'abandonnai l'idée d'échapper des bras de mon kidnappeur lapin fou. Il possédait bien trop de muscles pour que je le combatte, sans compter que si j'arrivais par chance à me séparer de lui, je me serais retrouvée perdue dans l'immense trou noir où je m'étais réveillée. Et l'idée d'errer sans but, éternellement, si je ne rêvais pas, ne me tentait pas plus que ça.

Après une bonne vingtaine de minutes à tressauter sur le dos du lapin qui sautillait à toute vitesse, peut-être même plus vite que le tic-tac de l'aiguille sauteuse de sa montre, il me posa en face de lui et déclara :

- Je m'appelle Arthur. Et je te présente ton chez-toi oublié.

Je me retournai, pour découvrir un paysage,

IMPENSABLE.

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