CHAPITRE 5 : La nuit des étoiles

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Le turquoise, pierre précieuse rare, se cache dans les endroits les plus sombres et  inattendus, belle surprise qu'on ne guette plus. Une bague sertie de ses cristaux peut-être ou alors une des perles pendant à un collier, illumine ta peau blanche de ses lueurs éphémères. Parfois l'éclat perdu dans une vue azure, qu'on discerne à peine, est enfin là : on  étreint cette teinte, qui laisse, une fois envolée, un vague sentiment de plénitude. On prie pour le sourire qui flotte dans le noir, les dents blanches éclatantes contrariant les reflets bleus. Fantôme dans la nuit, cette présence provoque toujours des frissons, dont on ne sait s'ils sont signes de terreur ou de bonheur.

- Lys ! Lys ! Regarde-ça ! cria-t-il, presque à bout de souffle, alors qu'il faisait tournoyer une femme dans ses bras. On aurait dit qu'il n'y avait que cet instant à vivre. Il semblait pouvoir tout jeter dans les airs, le sourire aux lèvres.

Maintenant, cet homme aux cheveux poivre-sel me montrait le ciel. Des millions d'étoiles éclaboussaient le noir dominant de l'espace, milliers de tâches de peinture faites par un garçon mal-averti. Je sentis un rire monter en moi ; la femme, malicieuse, chatouillait mon petit ventre rond de bambin. Sous mon vêtement, des brins d'herbe fraîche grattaient ma peau pour faire finalement s'élever dans les astres un miaulement cristallin. Celui-ci contrastait étrangement avec les voix rauques des adultes extasiés par ce moment extraordinaire bouleversant leur quotidien morose.

De l'amour habitait chacun des gestes à mon égard, fragile poupée. Épuisée par cette constante attention, je m'échappai aux câlins empressés et aux baisers envahissants. Je grimpai à l'immense chêne sur lequel ils étaient tous deux accoudés, je m'accrochai, je poussai sur mes pieds : j'avais le sentiment de flotter. Bientôt, j'arrivai, je ne savais comment, en haut de l'arbre, et je gazouillai de plaisir ; j'étais seule et j'entendais les étoiles chanter du plafond noir au-dessus de nos têtes.

Et puis, je m'envolai, un papillon bleu à mes côtés. Je crus qu'il me parlait tout bas. Je tendais l'oreille, trop étonnée, voulant connaître immédiatement tout ce que l'être ailé aurait pu me dire, sur tous ces univers inconnus vers lesquels j'aurais pu prendre mon envol, rien qu'en y songeant.

- Alice. Tu ne dois pas oublier pourquoi tu peux voler et faire toutes ces choses que l'imaginaire de chaque enfant espère réelles. Tu dois revenir au Pays des Merveilles. C'est là que tu demeures, à l'intérieur. C'est là, que ce qui n'a pas de sens en prendra enfin, au pays de la folie. Tu comprends ? Tu dois revenir, répéta la voix, une crispation soudaine dans son ton.

Puis il repartit, et je crus l'entendre siffler dans le vent « Quand tu seras prête, quand l'heure aura sonné, quand un lapin blanc tirera sa montre à gousset ».

L'homme vint m'enlever à mon émerveillement, attrapant mes pieds nus pour me faire descendre de la branche sur laquelle je me balançais. L'espoir de voir quelle direction avait prise le papillon bleu venait de s'effacer devant mes yeux. L'homme me recueillit au creux de son coude, et je me blottis instantanément contre son torse. Emplie de désarroi et épuisée par mon escapade, j'inspirais à pleins poumons l'odeur rassurante du café qui émanait de son pull.

Je sens sa poitrine se soulever doucement. Je serre entre mes doigts un peu de la laine râpeuse, j'aimerais que jamais il ne me lâche. Je n'ai plus envie d'aventure, non. Cette chaleur, cette tranquillité entre ces deux êtres, je ne désire rien de plus. Ce sont mes parents à cette époque-là. Ils s'aimaient tellement l'un et l'autre, que leurs cœurs prenaient trop de place. Ils débordaient d'amour et je recevais de cet attachement indescriptible une joie presque toujours au rendez-vous.

Il me tend à la femme, qui me soulève délicatement, sa main derrière ma tête, pour me poser contre sa poitrine. Des cheveux blonds raides tombaient en cascades sur ses épaules, et vinrent frôler mes épaules dénudées, lorsque je changeai de mains.

Je pouvais voir la blancheur de ses dents percer l'obscurité de la nuit. Mais, ce qui m'interpellait le plus, c'était le lys aux reflets bleu et turquoise coincé derrière son oreille. Il m'attirait irrésistiblement, et je sentais mes bras minuscules se tendre vers celle-ci jusqu'à ne plus pouvoir esquisser le moindre geste, tant je me trouvais absorbée par l'objectif.

Ma mère sembla s'en rendre compte, et baissa la tête, me permettant ainsi d'effleurer les doux pétales de la fleur. Cela me faisait tout drôle, des petites charges d'électricité statique piquaient par milliers mon épiderme ; mais au lieu de me faire mal ou de me terrifier, je me sentais comme traversée par une douce vague de sérénité. Je tombai dans les bras de Morphée, avec l'heureuse sensation d'être en sécurité auprès de ceux que j'aimais. A mon réveil, je penserai uniquement au lapin blanc qui avait sautillé dans mon rêve.

Tout cela, sans savoir que ce joyeux moment familial avait été décisif dans ma destinée et que surtout, jamais rien ne serait plus comme avant...

- Lys.. ? Tu m'entends ? s'écria une voix de souris.

Je rencontrai le regard effrayé de la jeune femme m'ayant tendu la fleur de lys. Je comprenais que je venais de m'évanouir.

- C'est moi, c'est Manon, excuse-moi si je t'ai fait peur, ou, je ne sais pas trop. Pardonne-moi, je ne veux aucunement ta rancœur, ma folie me trompe parfois, je ne fais plus attention à ce pli sur mes vêtements et...

- Tout va bien, la rassurai-je, coupant court à son flot de paroles sans queue ni tête, qu'elle semblait avoir besoin de déverser sous l'effet de la panique.

Elle s'appelait donc Manon... J'avais du mal à réaliser que grâce à elle, les trésors engloutis de ma mémoire avaient ressurgi, pour le meilleur ou pour le pire. Une plaie qui n'avait jamais réussi à cicatriser venait de se remettre à saigner à flots. Mes parents... je ne parvenais pas à y penser. Je ne pouvais que ressentir. Mais à présent, je voulais surtout oublier cet étrange rêve. C'était le plus sûr. Et puis, bien d'autres choses me turlupinaient pour en plus y rajouter les vieilles histoires passées, enterrées depuis longtemps.

Mais tout est à propos de toi et de ton passé, Alice, s'amusa à me torturer une voix dans mon crâne.

Je me redressai, quelque peu étourdie, sous le regard attentif et silencieux de mon hôtesse.

- Pardon, je crois que je n'ai pas mangé depuis quelques temps, et que mon corps ne l'a pas supporté, lui déclarai-je comme une semi-vérité, lui lançant un sourire, tout en évitant de croiser ses œillades inquiètes. Dis-moi, Manon, dis-je en appuyant sur son prénom comme pour l'ancrer dans ma mémoire défaillante, pourrais-tu m'expliquer comment ça fonctionne ici, ou qu'est-ce qu'il s'y passe exactement ? Ce que je peux faire, en tant que personne normale, ici ?

- Personne n'est normal, commença-t-elle en me tendant un biscuit tout droit sorti des volants de son jupon. Et je dirais que c'est une des premières règles qu'il faut saisir, pour savoir comment fonctionne le Pays des Merveilles. La deuxième serait de suivre son cœur d'enfant et son amour pour les devinettes et les blagues. Quant à ce que tu peux faire, c'est...

- ET SI LES OISELLES CHANTENT DE BON MATIN, OU EST PASSE MON CHER CHAGRIN, QUE PUIS-JE ENCORE POUR LES TE-NEEE-BREUX !! hurla une voix nasillarde, s'approchant de plus en plus de nous, couvrant la douce voix de Manon.

Je tournai la tête, et sans avoir le temps de réagir, une petite fille recouverte de fourrure noire fondit sur moi, et planta ses griffes et ses crocs dans ma chair.

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