Chapitre III. Voyeurisme débutant

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Augustin se tenait à ma droite, les plis de son manteau frottaient mon jean alors qu'il tapait machinalement sur son téléphone. Dix secondes après s'être assis, il se décida enfin à prendre la parole et ouvrit la bouche, mais rien ne sortit. Il leva alors le sourcil droit, comme s'il lui manquait un élément de réponse avant de pouvoir s'exprimer. Ou alors, il jouait simplement avec nos nerfs, et ça l'amusait de tourner les nouveaux étudiants en bourrique. Comment deviner ce qui se cachait sous ses expressions quasi blafardes ?

Je ne voulais pas le savoir. Je mangeais et voyais d'un mauvais œil l'interruption de mon repas. Manger, c'est sacré. Machinalement, je replongeais ma fourchette dans mes raviolis, m'apprêtais à dévorer une bouchée quand soudainement, je sentis quelque chose effleurer l'extrémité de ma chaussure. Un frisson parcourut mon corps lorsque je compris qu'il s'agissait du nouvel arrivant qui s'était assis à mes côtés. Mes yeux s'écartèrent, qu'essayait-il de faire au juste, était-ce intentionnel ? Le geste était déplacé, peu importe ses raisons. J'étais bien décidé à m'extraire de ce contact discret et reculais mes jambes vers l'arrière. Toutefois, je n'avais pas prévu que son autre pied s'y trouvait. Je lâchai mon couvert qui vint raisonner sur mon verre, tachant mon plateau de sauce bolognaise. Cette fois c'était moi qui avais initié le contact, et de manière beaucoup plus franche.

Lentement, je me tournai vers le concerné, qui à son tour se mit à me regarder, d'une façon impassible qui lui était propre. À contrecœur, ma gorge se noua et j'avançai à nouveau les pieds pour éviter tout contact sous la table.

— Tu m'entends au moins, ou t'es ailleurs ? me questionna-t-il devant mes amis aussi surpris qu'hébétés

Je hochai la tête et inspectai brièvement mes comparses. A vrai dire, je n'avais même pas fait attention à ce qu'il m'avait dit. Chacun d'eux regardait dans une direction opposée. Ils se sentaient sûrement moins concernés que moi. Derrière notre table, on entendit un vacarme singulier s'installer. Les camarades d'Augustin avaient atterri sans parachute, et l'attendaient déjà de pied ferme, guillerets d'être à l'heure du repas. Ils étaient en deuxième année, malgré ça, ils avaient tous l'air bien plus âgés que je ne l'étais. Ma vue se reposa timidement sur l'extrémité de son manteau qui effleurait le tissu de mon pantalon. J'étais si gêné que je pouvais visualiser mentalement l'écarlate de mes joues.

— Ce soir... reprit Augustin comme s'il venait de se répéter, après les cours vient la première réunion des Electronicals. Dix-huit heures trente, et pas une minute de plus. Tâche de ne pas t'égarer dans les couloirs cette fois.

Je peinai à me concentrer et répondis brièvement 'Ok'.

A cet instant, je me disais que les réponses parfaites allaient apparaître dans mon esprit, avec bien sûr une heure de retard. J'aurais dû montrer plus de mordant... Cependant, il y avait maintenant sa main posée sur mon épaule après qu'il se soit levé de table. Mon état devenait fiévreux, le voilà qu'il prenait ses distances tout en faisant tomber une barrière de plus. Je le confrontai enfin, espérant trouver un élément de réponse dans ses yeux inexpressifs, à la place je tombai sur un visage plissé de bienveillance. Un court instant j'y vis presque un petit rictus triomphant. Voilà qui surprenait davantage.

— Super, conclut-il en retirant sa main de mon épaule juste après l'avoir davantage serré.

Mon regard dériva sur ces raviolis décomposés au centre de mon assiette, autant éparpillées que mes idées. Sous la table, mes poings étaient crispés. J'en avais croisé des personnes aux ambitions illisibles, et là j'avais l'impression d'être face à un parchemin encore jamais traduit. Une nouvelle langue que notre civilisation n'avait encore jamais découvert. A l'épreuve de tout, son assurance persistait, digne d'un chevalier du moyen-âge, prêt à se battre pour une noble cause peut-être. Sa beauté était certes indiscutable, je me serais retourné dans la rue si je ne le connaissais pas. Pourtant, ça ne pouvait pas expliquer entièrement son aisance, voire complaisance. Je pensais à son statut, sa notoriété au sein de cette école, diriger une association ambitieuse à son âge devait y être pour beaucoup.

Le temps que je reprisse mes esprits, les assiettes de mes nouveaux camarades de classe s'étaient vidées. Je proposai à Sacha et Jehaï de déposer leurs plateaux en avance, le temps de mettre la main sur mon téléphone pour donner quelques nouvelles à mes parents. Ce fichu mobile qui aimait se perdre au fin fond de mon sac. Quelle idée d'avoir une sacoche aussi grande... J'étais penché sur mon sac, le bras à l'intérieur, quand une discussion me fit tendre l'oreille. Alerte, je pus discerner l'échange animé des anciens – juste plus vieux. Maintenant que la cantine s'était grandement vidée de moitié, je les entendais parler.

— Ils vont tellement prendre cher à la soirée, je te dis que ça va être leur fête, le samedi de leurs vies ! Et la cérémonie de parrainage, ça va être énorme, s'enflammait un des gars.

— N'abuse pas quand même, l'interrompit son voisin, parmi les nouveaux y a encore des mineurs, nan ?

— Et alors, moi aussi j'avais 17 ans pour mon inté ! lui rappela le premier avec des lunettes.

— Ouais bon, moi j'ai juste prévu de le déguiser en pirate.

— En pirate ? reprit un troisième interlocuteur. Et pourquoi pas en maid ?

— J'ai un costume d'Hatsune Miku si tu veux, intervint la personne aux cheveux frisés.

L'ensemble de la table se mit à rire, sauf une personne.

— T'as prévu quoi pour ton filleul, Augustin ? l'interrogea un des gars.

Par pur hasard, ou destiné à être dans son viseur, je compris qu'il savait. Il savait que je les écoutais... Cela faisait plus d'une minute que je feignais de ramasser un téléphone qui était déjà dans ma main. La supercherie avait assez duré, je dus partir.

Je replaçai rapidement mon sac sur mes épaules et manquai de renverser une chaise dans ma précipitation. Même à quelques mètres, je pus entendre sa réponse, surprenante :

— Ne t'en fais pas pour lui, je vais bien m'en occuper.

◊ ◊ ◊

L'intégration se passait dans deux jours, les rumeurs allaient bon train. Certains disaient que le parrain forçait son filleul à boire cul-sec autant de verres qu'il le pourrait. A vrai dire, je m'étais arrêté à cette information. Elle n'était pas du tout rassurante, surtout au vu de mes antécédents avec l'alcool. De courte durée, mais assez gênant pour ne pas être tenté par un verre. Pas la peine d'épiloguer là-dessus, c'était la toute première que je buvais. Tout ce que je sais, c'est que je m'étais endormi sur le comptoir d'un bar peu fréquentable. Et déguisé en Teletubbies jaune d'après les photos prises ce soir-là. Mon cerveau lui a tout oublié, heureusement pour ma fierté...

Malheureusement pour moi, avant de me confronter à cette étape du bar obligatoire, je devais participer à la première réunion d'Electronicals. Impossible de l'oublier puisque leurs affiches de recrutement se trouvaient sur tous les murs du self. Je poussais la porte de sortie et remplis mes poumons d'air frais. Sacha et Jehaï m'inspectèrent des cheveux aux chaussures, avais-je de la sauce tomate sur mes vêtements ?

— Comment tu connais Augustin ? me questionna Jehaï. Tu es de sa famille ?

— Du tout ! Je ne le connais même pas vraiment, pourquoi, vous si ?

— Il a l'air de te connaître, lui, surenchérit Sacha, tu sais qu'il est le président de l'association des verts cette année ? Les Électrochocs, je crois.

— Les Electronicals, je le corrige sans y porter grande attention.

— Tu vois que tu connais ! sourit Jehaï.

— Je pense en faire partie, murmurai-je.

— Quoi ? Comment tu as fait ?! crièrent en chœur les deux camarades.

Je haussai les épaules, l'air le plus désintéressé possible, ce qui semblaient les interroger un peu plus. Ils m'expliquèrent avec vivacité qu'intégrer cette association représentait une véritable aubaine à ne pas rater. Ceux qui en sortaient avec un bonus dans leur CV non négligeable, et même de l'argent de poche si le travail était bien fait.

— Oui j'imagine, répondis-je plus songeur que jamais, mais d'une certaine façon c'est un problème.

Un raclement bien trop prononcé d'une gorge qui n'appartient pas à notre trio nous surprit tous les trois.

— Un problème, s'exprima une voix grave, lequel ?

À force de l'entendre, cette fichue voix devient trop familière pour moi.

ElectronicalsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant