Chapitre 1 - La thérapie du Tohu-bohu

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Le vieil homme agrippa la tignasse épaisse et emmêlée du clochard qu'il avait gracieusement invité à monter dans son taxi quelques minutes auparavant. Le paria sans dénomination propre, ni domicile fixe se débattait convulsivement sur la banquette déchirée du taxi, comme un poisson dans l'étreinte du pécheur.

De ses bras agiles bien que frêles, le vieil homme balançait la tête du clochard vers l'arrière pour l'immobiliser. Les spaghettis articulés lui servant de membres supérieurs s'employaient à réaliser des rotations vertigineuses dont l'absence totale de synchronisation aspirait à une singulière harmonie. Les mains épaisses et endolories de son répugnant invité se jetaient avec désespoir vers la poignée du véhicule en cavale, avant de se résigner.

Edvard observait le vieil homme serrer ses petits doigts crochus, aux ongles jaunis par les années, sur le nid de poux servant de chevelure à sa prise du soir. Son autre main avide se précipita sur l'entre-jambe de sa proie. L'homme tout de crasse vêtu se figea. La main furtive du sexagénaire se saisit fermement bien que délicatement du membre mou et impuissant de sa victime.

Cette scène, hautement intrusive et ostentatoire, maintenait une étrange atmosphère érotique dans le taxi. Edvard ne respirait plus. Son dégoût du monde extérieur était tel qu'il ne voulait plus avoir à faire à la moindre molécule d'oxygène. Dans ce taxi, il n'y avait plus que le dioxyde de carbone relâché par ses tortionnaires involontaires.

L'effroyable, l'improbable et l'inimaginable se donnèrent alors rendez-vous à cet instant. Edvard ne pouvait se résigner à croire que cette scène se déroulait réellement devant ses yeux.

Un étrange sentiment ne le lâchait plus. Celui d'être spectateur des égarements de son esprit. Il se demanda si son cerveau n'était pas en train de lui jouer un tour douteux.
Le taxi filait mais les yeux d'Edvard restaient figés surplace, collés à cette scène édifiante et défiant les règles du réel. Le vieil homme venait d'embrasser à pleine bouche le clochard dont la tête inclinée en arrière symbolisait la soumission et la résignation. Edvard fut soudainement pris d'une violente nausée.

Un liquide visqueux se préparait à s'extirper de son être à la manière d'une montée de lave au sommet d'un volcan. Son larynx s'enflammait, le brûlait comme si le feu ardent des flammes de l'enfer le consumait de l'intérieur. Un tel mépris envers et contre toute forme de décence humaine ne pouvait rester impuni.
Le chauffeur de taxi ricanait sous les quelques poils de moustache qui longeaient sa lèvre supérieure.

Edvard se sentit coupable de participer malgré lui à une hérésie qui semblait tout droit sortie d'un film de Stanley Kubrick. Se sentant coupable d'une perverse passivité, Edvard se retrouva embourbé dans la vase putréfiante de sa propre lassitude.

Le vieillard qui s'adonnait à ce rituel démoniaque incarnait pourtant l'exacte antithèse du clochard avec qui il partageait à présent la salive. Véritable miroir de ce Ying de la dépravation, de l'ordure et de l'abandon social, il symbolisait le Yang de la sophistication et de la distinction dans leurs lettres les plus nobles. Archétype de l'originalité dans le style, bel homme hétérosexuel bien avancé dans la soixantaine, l'homme avait fait de l'élégance un refuge contre la tempête dévastatrice du temps.

Cette rencontre hautement improbable des extrêmes, ce baiser violent, ce viol sans baise du beau sur le laid, de l'harmonieux sur le chaotique, du sublimé sur la raclure était la source du séisme intérieur qui retournait l'estomac d'Edvard. Il ne parvenait toujours pas à concevoir que ce même vieillard n'était autre que son psy en chair et en os.

PsychopathérapieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant