Chapitre 6 - Le dilemme d'Achille

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L'atmosphère était feutrée. D'odorant nuages de fumée s'élevaient avec grâce et volupté vers les moulures haussmaniennes du plafond. Une majestueuse pipe s'extirpait de la bouche le psychiatre à la manière d'une excroissance d'un membre indésirable, propageant par intermittence son gaz onirique.

Assis en face de lui se tenait Edvard, tout de noir vêtu. Seuls ses chaussettes blanches détonnaient avec cet accoutrement d'enterrement. Recroquevillé sur son téléphone portable, le jeune patient involontaire tentait de faire face aussi dignement que possible à cette épreuve. Il se voyait un peu comme un prisonnier héroïque tenant tête à son bourreau. Il avait accepté de venir pour soulager le chagrin de sa mère. Cette pauvre mère qui ne vivait que pour et par lui l'avait vu lâcher prise, dépérir, décevoir. Refuser revenait à la meurtrir et Edvard ne s'était jamais vraiment senti l'âme d'un meurtrier.

Tirant une dernière fois sur sa pipe, le psychiatre se décida enfin à parler et lui demanda avec son calme caractéristique :

- Edvard, qu'avez-vous pensé de votre première séance de thérapie?

Edvard fut pris de court par cette question sans grand intérêt. Il eut l'impression que son psychiatre tentait tant bien que mal de faire défiler les minutes en attendant de recevoir son or.

Le psychiatre portait les stigmates d'un hématome sur la pommette gauche. Instinctivement, Edvard se toucha le crâne à l'endroit qui l'avait fait tant souffrir depuis son réveil en prison. Il se demanda si ces deux blessures avaient un lien quelconque.

Le deux petits yeux perçants du psychiatre le sortirent de sa torpeur.

- Je pense... commença Edvard en bafouillant tel un patient atteint du syndrome de Tourette.

- Vous pensez ?! s'impatienta le psychiatre. Vous pensez encore ? Vous pensez donc sans arrêt ?! Ne croyez-vous pas que cette réflexion ininterrompue soit à l'origine de vos maux mon cher Edvard ?

Edvard ne sut quoi répondre. Tel un rat de laboratoire, il sentit que tous ses mouvements étaient scrutés par le psychiatre. De quels maux parlait-il? Il n'était pas souffrant à ce qu'il sache, si ce n'était de cette affreuse bosse trônant sur son crâne. Une partie de lui avait pourtant envie de croire en ces maux profonds et au bien fondé de cette thérapie voulue par sa tendre et attentionnée maman. Cette partie de lui-même qui voulait comprendre comment il avait pu atterrir dans une cellule de prison, et pourquoi, ni le psychiatre - et plus dérangeant encore - ni sa mère ne lui en avait tenu rigueur. Tous agissaient comme si de rien n'était, comme si tout cela était normal, ou plutôt au-delà de toute surprise. Alors oui, en adoptant ce point de vue, il y avait peut-être une raison d'être à tout ce simulacre de thérapie. L'absence de souvenirs autres que des bribes d'images provoquait depuis une semaine un stress que le jeune patient tentait de refouler aussi vainement qu'un somnambule tentant de fuir son cauchemar dans le réel. Le problème était que dans ce cas, le cauchemar semblait avoir bien eu lieu. Ce trou de mémoire n'était pas le premier. Edvard avait le sentiment de n'avoir aucune prise sur sa vie depuis quelques années. Tout ce qu'il vivait, tout ce qu'il était ou devenait, se perdait dans le labyrinthe de la mémoire. Il jeta un coup d'oeil au dessus de l'armoire de son psychiatre et y aperçu le tableau de Dalí, La Persistance de la Mémoire. Était-ce un signe ? Monsieur André détenait-il la clé ? Peut-être que cette thérapie lui permettrait de recouvrer ce qu'il pensait avoir perdu à tout jamais. L'aider à redevenir le jeune homme brillant qui suscitait l'espoir de toute une communauté. L'aider à retrouver son humanité, tout simplement.

- Je ne me souviens de rien, répondit Edvard avec un aplomb digne d'une limace sub-saharienne. À vrai dire, je sens que ma mémoire est encore plus tourmentée qu'avant... Je ne comprends pas en quoi finir en prison tel un hors-la-loi de la pire espèce m'aidera à retrouver celui que j'étais.

- Retrouver celui que vous étiez ? demanda le psychiatre avec un sourire vicieux et quelque peu moqueur. Que pensez-vous que vous étiez avant l'incident? reprit-il d'un ton solennel. Si je vous dis que vous n'étiez rien avant l'incident, que cette mémoire que vous entretenez de vous même est un échappatoire à la réalité de ce que vous êtes, et avez toujours été, en réalité.

« Vous n'étiez rien avant l'incident ». Ces mots résonnèrent dans le cerveau d'Edvard comme un caisson de basse dans une boîte de nuit berlinoise. Edvard se mit à repenser à sa vie avant l'incident. Une enfance paisible ponctuée par une lettre d'acceptation au Collège Louis-Le-Grand. Une adolescence dorée qui laissait présager un futur majestueux à toute sa famille. Et puis l'incident.

- Que pouvez-vous me dire à propos de l'incident Edvard ? questionna Monsieur André d'une voix emphatique qui détonnait clairement avec son comportement pompeux.

- Je sais qu'il y a eu un incident et qu'il a changé ma vie, répondit Edvard la voix tremblotante.

- Très bien. Mais que s'est-il passé ? rétorqua le psychiatre.

- Je... Je ne m'en souviens plus, marmonna Edvard d'un air honteux. Pas plus que je me souviens de notre première séance de thérapie ! s'énerva-t-il.

Visiblement satisfait de l'effet provoqué, le psychiatre voulut pousser plus loin. Il relança le jeune patient.

- Ce n'est pas votre mémoire qui vous fait défaut mon cher ami. Votre cerveau bloque activement tous ses souvenirs douloureux. Votre cerveau est un incomparable pleutre dont la couardise n'a d'égal que le sens méprisable pour la feinte et nous allons le pousser à bout. Êtes-vous prêt à vous faire violence pour devenir l'homme que je vois en vous ?

Le téléphone du psychiatre sonna avant même qu'Edvard ne put répondre. Le bruit strident fit écho dans le cerveau du jeune homme tourmenté, mais le psychiatre ne daigna pas mettre fin à son insoupçonnable souffrance. Il attendait une réponse. Une réponse claire, précise, et sans équivoque.

- Oui, répondit Edvard. Je suis prêt.

Le psychiatre le scruta de haut en bas, puis de bas en haut. Il se saisit fermement de son téléphone et se tapoter dessus tel un bébé touchant un jouet pour la première fois. Silence. Puis l'ignoble voix de Fergie. L'excentrique Monsieur André venait de lancer la chanson « Let's get it started".

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