Les deux voitures filaient dans la nuit parisienne.
Le policier qui effectuait son tour de ronde hebdomadaire ce soir là n'était absolument pas habitué à ce que les événements prennent une telle tournure. À l'allumage de son gyrophare, la voiture devant lui avait subitement accéléré.
Depuis son affectation sur zone, le lieutenant Biramou n'avait pas eu à se plaindre. Il se trouvait même plutôt bien loti. Une récompense bien méritée pour une carrière bien remplie pensait-il.
On ne croisait dans ce coin résidentiel du 16eme arrondissement que de riches manteaux de fourrure sur pattes, des groupes de touristes russes, américains ou chinois, et quelques spécimens bien choisis de la jeunesse dorée parisienne. Seule ombre au tableau, l'expérimenté lieutenant de police avait noté un accroissement indéniable et inexplicable du nombre de sans abris dans le quartier au cours des derniers mois, en particulier autour du 37 boulevard Victor Hugo. Il s'était donné pour ultime mission de résoudre ce mystère. Il pourrait ensuite prendre sa retraite l'esprit tranquille et regarder à longueur de journée son dvd gravé retraçant l'intégralité de l'histoire de la Coupe d'Afrique des Nations.
Mais ce soir une autre mission, inattendue celle là, s'était inopinément présentée à lui. Il n'avait rien raté de la scène. Ses yeux, dont il était si fier, ses yeux de Lynx comme il aimait à penser, ne l'avaient pas trompé. Un chauffeur avec un smartphone allumé transportait sur son siège arrière un homme délabré vêtu d'une sorte de toge crasseuse pouvant aisément s'apparenter à un clochard. Peut-être y en avait-il même trois s'était-il demandé. Il ne faisait presque aucun doute qu'il était en présence d'un flagrant délit d'utilisation illicite de l'application interdite Hober.
Dans la voiture fugitive, le chauffeur miniature pestait dans un état de trans tandis que le psychiatre, tel un professeur imperturbable devant un amphithéâtre en grande agitation, poursuivait l'introduction de sa méthode thérapeutique à son nouveau patient. Le pauvre Edvard avait repris l'usage de tous ses sens dissipant ainsi le peu de concentration qui lui restait. Le patient novice se retournait convulsivement d'un côté puis de l'autre sur la banquette déchirée qui faisait office de divan.
Posant sa main frêle sur le bras d'Edvard pour l'immobiliser un instant comme par hypnose, le psychiatre pris une grande inspiration et proclama lentement en faisant claquer chaque syllabe :
- Et la Terre était solitude et chaos, verset 1.2, Livre de la Genèse.
Arborant toujours son sourire de satisfaction, il tira sur sa pipe, dans l'attente d'une réaction.
Une idée saugrenue mais effrayante de lucidité traversa l'esprit de l'étudiant en troisième année de philosophie. Edvard se demanda si tout ce tohu-bohu était en réalité une énième mise en scène, aussi folle et insensée soit-elle.
Mais le fil de sa pensée fut coupé par un flot d'insultes provenant du siège avant. Le chauffeur, visiblement à court d'énergie, tenta d'évacuer sa frustration en jetant son microphone à terre et en s'égosillant:
- Qu'il aille se faire dévorer par un guépard lépreux, ce pervers mangeur de foutou !
Edvard entendit pour la première fois le véritable son de la voix du chauffeur. Malgré sa petite taille, le larynx d'Adama produisait des sons remarquablement graves et profonds. Telle une chanson de Fats Waller, ses phrases étaient parfaitement rythmées. Edvard ne pouvait détourner l'oreille de cette symphonie transpirante aux couleurs chaudes. Son idylle sonore fut néanmoins brutalement interrompue par un bruit strident de pneu. Tous les passagers furent projeté vers l'avant.
Après une course poursuite d'une trentaine de secondes, qui parurent une éternité à Edvard, la voiture fugitive était à présent à l'arrêt devant un feu rouge. Esseulé au milieu des routes désertes du quartier, le taxi Hober et son étrange cargaison attendait à présent sagement que le feu passe au vert. Pris de court, le lieutenant Biramou manqua de peu de percuter la voiture immobile.
A peine remis du choc, le psychiatre Andre tirait à nouveau sur sa pipe mécaniquement esquissant un sourire radieux toutes les 23 secondes.
15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23. Sourire. 1. 2. 3. 4.
Perdant tout sens de la procédure face au comportement erratique de ses délinquants du jour, le lieutenant sortit de sa voiture sans appeler de renfort. C'était un homme impressionnant et dépassant visiblement les deux mètres. Son uniforme, pourtant immense, craquait sous la pression de son ventre bedonnant. Alors qu'il avançait d'un pas ferme, Edvard eut l'impression que la terre tremblait. Chaque mouvement du policier semblait déplacer des montagnes. Ayant toujours redouté de se retrouver dans une situation contraire à la loi, Edvard n'en fut que plus pétrifié. Il repensa à sa mère qui mettait tant d'espoir sur son fils unique adoré.
La psychanalyse, c'était son idée. La pauvre mère, s'inquiétant de plus en plus de l'apathie de son fils concernant son avenir professionnel, avait décidé de le mettre entre les mains d'un médecin. Comme ni son cousin dentiste, ni son frère dermathologue n'avaient accepté de prendre en charge son fils malade, elle avait décidé de se tourner vers ce psychiatre dont elle avait entendu parler le samedi précédent à la synagogue. Ce dernier avait tout de suite accepté son nouveau patient, s'érigeant ainsi au rang de Saint dans l'esprit maternel. Aux yeux de la mère désemparée, il était un envoyé de Dieu et n'avait rien à envier à l'ange Gabriel.
Sa chère mère, c'est encore à elle qu'Edvard penserait en premier en entrant dans sa cellule quelques heures plus tard.
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Psychopathérapie
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