La forteresse royale de Carsax, à quelques lieues au nord de Londwud, avait été édifiée, disait-on, par des nymphes au cours de l'Ère du Moän. Elle se trouvait sur un piton rocheux, lui-même situé au cœur d'un immense gouffre sans fond que l'on surnommait l'Œil des Enfers. Le grondement sourd du vent vibrait en permanence entre les parois de ce canyon démesuré et des volutes de brouillard remontaient souvent de ses profondeurs infinies. Si bien que Carsax semblait parfois reposer sur des nuages. Comme en ce jour.
Son'Ja emprunta le monumental pont de pierres sombres qui reliait la forteresse aux bords de la falaise. L'ouvrage mesurait près de deux cents pas de long, et les piliers qui le soutenaient s'enfonçaient dans les ténèbres de l'Œil des Enfers. Certains d'entre eux s'étaient désagrégés au point qu'ils pendaient dans le vide, donnant à l'édifice l'allure d'une ruine flottant dans la brume.
Son'Ja traversa le pont à grandes enjambées, négligeant le point de côté qui tenaillait son flanc et irradiait jusqu'à ses entrailles et ignorant le grondement à glacer les sangs qui rugissait depuis les profondeurs du gouffre. Elle franchit la herse et pénétra dans la cité, puis, sous les regards circonspects des badauds, elle courut tout le long de la grand-rue jusqu'aux seconds remparts. Là, elle gravit quatre à quatre les marches du château où deux gardes s'écartèrent pour la laisser passer. Elle ne ralentit le pas qu'une fois arrivée à la porte principale du donjon.
Lorsqu'elle entra, une douce odeur d'épices, de champignons grillés et de viande laquée emplissait le couloir. Les murs de pierres grises étaient parés d'oriflammes et d'écus blasonnés des armes royales : un aigle d'or, surmonté d'une couronne également dorée, sur un fond couleur sang. Une douzaine de soldats se tenaient en poste le long de la galerie, leurs armures d'apparat reprenant les teintes de ces mêmes armoiries.
Le couloir résonnait déjà de la douce voix de Dinha. Elle avait sans doute été dans l'obligation de commencer sans sa sœur afin de contenter les convives du roi. Son'Ja se présenta enfin devant la porte de la salle du trône, en sueur et à bout de souffle.
On entrait dans la grand-salle par le côté. Ainsi, le trône royal se trouvait-il sur la gauche des visiteurs qui y pénétraient. Comme chaque fois, Son'Ja fut subjuguée par les deux monumentales statues de pierre qui encadraient l'éblouissant ouvrage d'or massif où siégeaient les souverains d'Argon. Chacune représentait un aigle reposant sur la garde d'une large épée où l'on pouvait lire ces inscriptions : « De la Grande Épée, le Feu flamboiera » et « De l'Oiseau Soleil, le sang régnera ».
Sur sa droite, Son'Ja aperçut Dinha qui chantait au centre des tables disposées en fer à cheval et auxquelles étaient installés les dirigeants des comtés du royaume d'Argon. Massés derrière eux, vassaux, serviteurs et soldats profitaient aussi du spectacle, subjugués par les talents et la beauté de la jeune ménestrelle.
Les deux jolies bardes avaient beau être jumelles, elles n'en étaient pas moins différentes ; hormis leurs silhouettes gracieuses et élancées, tout les séparait. Dinha arborait un teint beaucoup plus cuivré que Son'Ja, et ses grands yeux en amande et sa chevelure se coloraient du même noir que le charbon.
La retardataire s'apprêtait à la rejoindre quand un homme vêtu d'un uniforme noir se détacha de la foule et se dirigea vers elle : un grand brun au visage buriné et à l'expression sévère. Jörs, le commandant général des armées du roi ; un mercenaire talentueux qui avait su gravir tous les échelons jusqu'à une des plus hautes fonctions du royaume.
— Au prochain retard, ce sera le fouet ! rugit-il à l'adresse de la jeune femme. Et qu'est-ce que c'est que cette tenue ? poursuivit-il en regardant sa robe en partie déchirée. Tu n'as rien trouvé d'autre à te mettre pour te présenter devant la cour, sale traînée !
Son'Ja leva son index menaçant vers son interlocuteur et s'approcha de lui :
— Si, au lieu de passer leur temps à se saouler à l'auberge, vos hommes avaient empêché une bande de brutes de me malmener, je ne serais ni en retard, ni en haillons ! répliqua-t-elle, sans se départir de son sang-froid. Heureusement que le Colosse est là pour faire ce pour quoi vos hommes sont payés !
À ces mots, Jörs leva la main et s'apprêta à l'abattre sur Son'Ja. Mais son geste fut arrêté lorsqu'un nouveau venu lui saisit le bras.
Le maître d'armes royal, Gareth, un beau jeune homme aux cheveux dorés et aux yeux clairs, promena son regard joueur sur le corps de la ménestrelle, ses larges épaules vers l'arrière et son torse bombé. Dire que Gareth plaisait aux femmes était un doux euphémisme, mais force était de constater que beaucoup d'entre elles lui plaisaient également.
— Si tu trouves que sa tenue n'est pas correcte, il n'est peut-être pas nécessaire d'agrémenter son visage d'ecchymoses, non ?
Il relâcha le bras de Jörs qui se dégagea en poussant un soupir sonore, plus semblable au râle d'un fauve forcé d'abandonner sa proie.
— Va danser, femme ! aboya-t-il.
— Et à l'avenir, essaye de t'adresser un peu plus convenablement aux hauts conseillers de Sa Majesté, jeune fille, enchaîna Gareth avec un sourire en coin.
Son'Ja, pas gênée le moins du monde, adressa aux deux hommes une courte révérence plus ironique que respectueuse puis partit rejoindre sa sœur.
— Sa Majesté nous attend dans l'arrière-salle, annonça le maître d'armes à Jörs.
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Les Élus du Moän - t1. L'Héritage des Dieux
FantasyDans un monde déserté par les dieux, une jeune hors-la-loi érigée malgré elle en figure de la Résistance vit cachée dans les bas quartiers de la capitale du royaume d'Argon. Lorsqu'elle apprend que, sur les conseils de son mage noir, le roi s'apprêt...