La bonté de Philophrosyne

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— Tu n'as pas répondu au pourquoi, tu ne manges pas.

Ordre catégorique du Capitaine. Cela avait grandement amusé son équipage qui l'avait narguée en agitant pain et substance flasque sous ses yeux affamés. En voyant cette nourriture plus que douteuse, Sophia s'était réconfortée en se disant qu'au moins elle ne tomberait pas malade. Depuis quand gardaient-ils à bord cette pâte pleine de grumeaux et à quoi ressemblait-elle avant de pourrir ? Cette vue lui avait complètement coupé l'appétit, mais n'avait pas atténué sa colère. Elle était habituée à se faire servir ; ses domestiques l'écoutaient et obéissaient, elle n'avait pas besoin de répéter deux fois. De toute évidence, personne sur ce bateau ne la respecterait pour ce qu'elle était. Bien au contraire.

Sophia avait profité que leur repas soit terminé et qu'ils reprennent tous leurs besognes pour s'enfuir dans la cale. Elle glissa malencontreusement sur la dernière marche, se tordit la cheville, mais n'en ressentit aucune douleur. Son corps était courbaturé de haut en bas. Elle n'éprouvait plus vraiment de sensations, à l'exception de la brûlure à son épaule. La jeune femme retrouva sans mal le chemin vers la cabine ouverte, tout droit jusqu'au fond. Elle s'assit de façon à avoir l'escalier dans son champ de vision, tout en demeurant dans l'ombre. 

Au travers du bois, elle discernait vaguement la valse régulière des vagues. Elles ne criaient plus, n'étaient plus contrariées et le vent semblait en leur faveur à en juger par l'allure calme mais soutenue du navire. Sophia se berça au chant mélodieux de la mer sans jamais s'endormir. Elle résista à la faim et au sommeil des heures durant. Se perdant dans ses pensées, elle en profita pour se remémorer tous les mythes que son fils lui avait contés. Elle s'embrouilla souvent entre les différentes civilisations. Quelles histoires venaient des grecs ? 

Cette jeune femme était peut-être impulsive et trop fière, orgueilleuse même, mais elle était diablement intelligente quand elle le voulait bien. Elle savait qu'il lui faudrait s'échapper au plus tôt, mais, pour survivre à bord du Pandora's Curse, elle devrait prouver une valeur. Autrement, elle craignait qu'ils la balancent à la mer et elle n'avait guère appris à nager. Par malheur, ce bateau constituait sa meilleure chance pour l'instant. Tant qu'elle restait loin de ces maudits pirates et qu'elle ne les provoquait plus... Ce n'était pas gagné, la connaissant. 

Lorsqu'un pirate daigna enfin lui apporter un minuscule bol d'eau, elle se retint de critiquer la ridicule quantité, serrant les poings avec violence. Ses ongles écorchèrent la paume de ses mains, l'autre s'en divertit, la reluqua d'un air malsain et repartit à reculons, comme pour distiller la peur en elle. Ce qui avait parfaitement fonctionné. Preciosa ne revint pas. Elle ne reçut pas d'autres visites. Sophia but d'une traite les quelques gorgées, se rendant compte de la sécheresse aride de sa gorge. Ils ne la laisseraient pas mourir aussi facilement. Ils la maintiendraient en vie jusqu'à l'île de la Tortue. Que comptaient-ils faire d'elle là-bas ? 

— Peu importe, murmura-t-elle alors que la nuit tombait une fois de plus sur eux, je fuirai avant de le découvrir. 

Elle pria cette nuit-là pour que son espoir ne soit pas celui d'une folle. Petit à petit, la tension dans son corps révéla une fatigue viscérale. Elle tenta de se raccrocher à la faible lumière qui perçait le bois, l'éclat farouche d'une étoile. Mais, elle était exténuée, vidée de ses forces. Elle s'enfonça dans l'inconscient en une fraction de seconde. Son sommeil fut secoué d'un cauchemar virulent où elle était la proie des pirates. Elle courait tant bien que mal, ses jupons en main pour gagner en vitesse, mais ils la pourchassaient sur mer comme sur terre.

La jeune femme se réveilla en sursaut et en sueur à des rires tonitruants. Les pirates descendaient dans la cale, quelques-uns tenaient une bouteille de rhum. Ils se dirigèrent par automatisme vers les hamacs suspendus, d'autres s'allongèrent par terre. Certains la regardaient de loin. Malgré la pénombre, ils flairaient sa présence. Un nouveau groupe débarqua et cette fois-ci ils s'arrêtèrent non loin de la cabine, examinant de leurs orbes lubriques l'espace confiné dans lequel elle se blottissait. Ils se jetèrent des rictus malsains et l'un d'entre eux entama un pas dans sa direction. Sophia heurta durement le bois en reculant, la respiration coupée d'appréhension.

Pandora's CurseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant