La Marque des Chanceux

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Elle avait quitté la colonie. Elle savait que rester dans les parages était stupide. Elle aurait dû partir plus loin que la limite autorisée. 100km². Voilà ce qu'elle ne pouvait approcher. L'eau s'était éclaircie avec le soleil levant, les rayons traversant la surface avec douceur pour venir se refléter sur les écailles opales et la cuirasse noires de son armure.

Une grotte sous-marine était située à l'autre bout de l'île. Elle l'avait découvert trois ans auparavant lors d'une chasse un peu trop dangereuse. Depuis elle y avait élu domicile et ne retournait à la colonie que pour voir son escadron et passer ses nuits à chasser. Ses journées se résumaient en de longues contemplations de la surface venant éclabousser les bords aériens de la grotte de pierre noire.

Elle y avait déposé l'ensemble de ses affaires il y a de cela deux mois. Une chance au vu de sa situation actuelle. Assise sur les rochers poser à même le sol elle regardait les poissons venir tourner autour d'elle, mangeant par moment une algue ou un parasite coincés entre ses écailles.
"Je savais que je te trouverais ici." La voix était douce, profonde et chaude. Elle releva la tête vers l'entrée à peine assez grande pour laisser passer quelqu'un comme elle. Les bijoux accrochés dans la tresse de Nero s'entrechoquant. "Je ne veux pas te voir." Elle détourna les yeux, laissant le garçon sur le seuil de l'entrée.

- Shaye... Tu sais bien que même moi je ne peux aller contre les lois. Soit heureuse que ta peine ne soit que de cent ans.

- Et je devrais peut-être te remercier ? Elle le regarda, les yeux remplis de rage. Il s'approcha, prenant ses mains dans les siennes.

- Tu sais bien que j'aurais préférer te garder près de moi. Mais les règles sont les règles et je ne peux pas m'y opposer même en ma position de commandant.

- Tu aurais pu m'aider. Sa voix se brisa, comme elle l'avait fait pendant la nuit. Un sanglot ultime sortit d'entre ses fines lèvres bleutées.


Il lui caressa la joue, compatissant à son malheur. Embrassant son front tendrement, il s'installa à même le sol pour se mettre près d'elle, sa main gauche restant inlassablement dans la sienne. Nero aurait voulu pouvoir trouver une solution, mais il n'y en avait aucune. Les tatouages sur ses bras semblaient comme onduler sous la douceur du soleil, lui rappelant son statut de chef.
"J'aurais dû faire de toi mienne plus tôt. J'aurais pu partir avec toi." Elle passa sa main libre sur son front, traçant le moindre détail d'un geste délicat. Elle regretterait cette sensation. Shaye serait obligée de partir dès la prochaine nuit, et de ne plus entretenir de contact avec lui. C'était la règle, elle risquait de le mettre en danger et c'était impensable. Ses propres tatouages semblaient soudain si insipides, si ternes sur sa peau si claire. Elle se demanda soudain ce qu'ils pouvaient valoir dans l'autre monde.

Celui des Parsilla, des rejetés de la société. Elle avait été montée en grade, était presque arrivée seconde. Et voilà que depuis plusieurs semaines sa voix lui faisait défaut. Comme trop utilisée, on lui avait conseillé de limiter son usage. Mais comment faire lorsque la chasse requérait autant de chant ?

Les Humains, ces pauvres bipèdes sans âmes et sans jugeote tombaient toujours dans le panneau. Ils venaient s'écraser contre les falaises leur assurant un repas digne des plus grands et des merveilles toujours plus brillantes. Lorsque la fausse note arrivait, le sentiment de plénitude et de sérénité qu'ils pouvaient ressentir disparaissait, comme transformer en une peur indigeste les prenant aux tripes. Elle se maudissait pour son erreur. Elle aurait dû dire qu'elle ne ferait pas la chasse. Mais comment refuser un si beau bateau ? Sa coque si belle ne laissait penser qu'à un équipage de qualité. Des matelots en uniforme ciré, une chair tendre et pure de toute saleté.
La cargaison devait également être d'une grande beauté, sûrement pleine de bijoux et d'objets insoupçonnés qu'ils se feraient une joie d'échanger contre ceux des tribus voisines.
C'était ça la vie qu'ils menaient. Voilà maintenant près de deux siècles qu'elle était arrivée dans la tribu. Elle pouvait presque se souvenir de l'eau qui se glissait dans ses branchies, de la douceur de la houle dans ses cheveux et de la sensation de puissance qui l'avait habitée lorsqu'elle s'était élancée pour la première fois dans les vagues du littoral.

Nero, couché contre elle, lui manquerait, son premier amour. Le seul à ne jamais l'avoir jugé, à ne jamais l'avoir traité comme une moins-que-rien. Aujourd'hui, elle se devait de le laisser derrière elle. Espérant le retrouver au bout de sa sentence. Un siècle, peu de chose pour une sirène dont la moyenne de vie était d'au moins huit. Cependant, un siècle restait long lorsque l'on se retrouvait face à l'océan. Seul. Sans tribus et sans colonie.

Elle l'embrassa sur le front, humant son parfum. Il était la raison pour laquelle elle n'était pas encore partie. Son petit sac était fait, elle partirait dès qu'il serait retourné à la colonie dans le récif.

Les minutes s'écoulèrent, se changeant en heure et bientôt, elle vit le soleil se coucher. Nero était resté avec elle, semblant ne pas vouloir ouvrir les yeux et affronter la vérité qui se tenait devant eux ce soir.

"Je dois m'en aller Nero. Le soleil se couche." Il sera sa main, comme pour se donner du courage, ou pour lui en transmettre à elle. "Je sais." Il s'écarta d'elle, se redressant, sa longue nageoire caudale faisant s'élever le sable dans la grotte. Cette couleur rougeâtre lui manquerait, elle appréciait tant la voir se refléter au coucher et au lever du soleil lorsqu'ils se reposaient en surface. Tout serait désormais bleu, noir et insipide.

"Je me suis permis de t'amener quelque chose. Pour que tu ne m'oublies pas." Elle rit, comme si c'était possible qu'elle l'oublie. Il était une part d'elle, comme sa nageoire, une continuité de son corps, de son esprit. Il lui tendit une petite amulette de couleur rouge, un bijou léger et facilement transportable. Il lui serait même possible de l'attacher quelque part, elle savait déjà ou.

Soulevant sa masse de cheveu noir, elle libéra une fine mèche tressée, il s'en approcha et y glissa le bijou par l'anneau. D'autres s'y trouvaient déjà, signe de son amour pour elle depuis près de vingt ans maintenant.


"Alors moi aussi, je veux t'en faire un. Et au diable la tradition ! Je ne me fais pas cette tête-là. Si tu m'offres un cadeau, je veux pouvoir faire de même." Elle se redressa et s'élança vers la surface, sortant la tête de l'eau, elle se saisit de la boite noire qu'elle cachait entre les rochers humides de la grotte. Elle en sortit un pendentif topaze, presque de la même couleur que sa nageoire. Il la rejoignit, tous deux comme posant l'extrémité de leurs appendices sur la surface plane du sol. Plus grand qu'elle, elle se permit un petit mouvement en avant pour arriver à sa hauteur. Un sourire espiègle sur le visage des deux jeunes amoureux. Il la taquinait sans cesse sur sa taille d'otarie. "Ceci est en gage de mon amour pour toi. Ne le perds pas et ne le donne pas. Sinon que Neptune m'en soit témoin, je te ferais manger du sable noir." Il rit à son tour, faisant bouger la cicatrice près de son nez.

Elle ouvrit le petit anneau attaché à la pierre et l'accrocha dans la longue tresse du jeune homme. Tous le verraient et tous sauraient. Mais peu importe. Elle voulait lui faire ce cadeau depuis maintenant bien longtemps. Le moment était enfin arrivé. Souriant doucement elle s'écarta de lui, observant son œuvre d'un œil critique.

"La couleur te va bien." Ses yeux gris rencontrèrent les siens. Plein d'amour et de chagrin. Il l'attira vers elle, posant ses lèvres contre les siennes. Un geste que peu de triton se permettait, souvent accusé de trop ressembler aux Humains pour cela.

Shaye s'en fichait, elle l'enlaça en retour, acceptant son présent. Ce lien, qui les unissait, était désormais scellé. Il s'écarta, des bulles d'air quittant sa bouche. "Tu es toute mienne à présent." Elle lui sourit, de ce sourire qu'il aimait tant, de ce sourire qui lui faisait battre son cœur comme un canon, ce sourire qui lui manquerait tant. Il sentit son bas du dos picoter, signe du nouveau tatouage apparaissant, elle se trémoussa également, le même apparaissant dans son dos.
Ils étaient liés et Neptune en avait été témoin. La marque des Chanceux était apparue. Seul de rare individu pouvant l'afficher avec tant de fierté. Leur sang était maintenant relié et si l'un mourait, le chagrin emporterait l'autre. Rien ne pouvait briser un sortilège si puissant.

Malheureusement pour eux, l'heure avait sonné, les derniers rayons du soleil disparaissait sous l'horizon bleu. Elle se saisit de son sac, un dernier baiser et disparu par l'ouverture de la grotte. Quittant le plus rapidement cet endroit qui était, dès la seconde où le dernier rayon avait disparu, un endroit banni pour elle.

Le bleu de l'eauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant