Chapitre I

600 20 1
                                    

1

Nous mourrons tous... — et elle plonge sa main dans la poussière ; la vieille Délira Délivrance dit : nous mourrons tous : les bêtes, les plantes, les chrétiens vivants, ô Jésus-Marie Sainte Vierge ; et la
poussière coule entre ses doigts. La même poussière que le vent rabat d'une haleine sèche sur le champ dévasté de petit-mil sur la haute barrière de cactus rongés de vert-de-gris, sur les arbres, ces bayahondes rouilles.

La poussière monte de la grand-route et la vieille Délira est accroupie devant sa case, elle ne lève pas les yeux, elle remue la tête doucement, son madras a glissé de côté et on voit une mèche grise saupoudrée, dirait-on, de cette même poussière qui coule entre ses doigts comme un chapelet de misère : alors elle répète : nous mourrons tous et elle appelle le bon Dieu.
Mais c'est inutile, parce qu'il y a, si tellement beaucoup de pauvres créatures qui hèlent le bon Dieu de tout leur courage que ça fait un grand bruit ennuyant et le bon Dieu l'entend et il crie : quel est, foutre tout ce bruit ? Et il se bouche les oreilles. C'est la vérité et l'homme est abandonné.

Bienaimé, son mari, fume sa pipe, la chaise calée contre le tronc d'un calebassier. La fumée ou sa barbe cotonneuse s'envole au vent.

— Oui, dit-il, en vérité, le nègre est une pauvre créature.

Délira semble ne pas l'entendre.
Une bande de corbeaux s'abat sur les chandeliers. Leur croassement enroué racle l’entendement, puis ils se laissent tomber d'une volée, dans le champ calciné, comme des morceaux de charbon dispersés.

Bienaimé appelle : Délira ? Délira, ho ?
Elle ne répond pas.

— Femme, crie-t-il.

Elle lève la tête.
Bienaimé brandit sa pipe comme un point d'interrogation :

— Le Seigneur, c'est le créateur, pas vrai ? Réponds : Le Seigneur,
c'est le créateur du ciel et de la terre, pas vrai ?

Elle fait : oui; mais de mauvaise grâce.

— Eh bien, la terre est dans la douleur, la terre est dans la misère, alors, le Seigneur c'est le créateur de la douleur, c'est le créateur de la misère.

Il tire de courtes bouffées triomphantes et lance un long jet sifflant de salive.

Délira lui jette un regard plein de colère :

— Ne me tourmente pas, maudit. Est-ce que j'ai pas assez de tracas
comme ça ? La misère, je la connais, moi-même. Tout mon corps me fait mal, tout mon corps accouche la misère, moi-même. J'ai pas besoin qu'on me baille la malédiction du ciel et de l'enfer.

Puis avec une grande tristesse et ses yeux sont pleins de larmes, elle dit doucement :

— O Bienaimé, nègre à mou...

Bienaimé tousse rudement. Il voudrait peut-être dire quelque chose.
Le malheur bouleverse comme la bile, ça remonte à la bouche et alors les paroles sont amères.

2

Délira se lève avec peine. C'est comme si elle faisait un effort pour rajuster son corps. Toutes les tribulations de l'existence on froissé son visage noir, comme un livre ouvert à la page de la misère. Mais ses yeux ont une lumière de source et c'est pourquoi Bienaimé détourne son regard.

Elle a fait quelques pas et elle est entrée dans la maison.

Au-delà des bayahondes, une vapeur s'élève, où se perd, dans un dessin brouillé, la ligne à moitié effacée des mornes lointains. Le ciel n'a pas une fissure. Ce n'est qu'une plaque de tôle brûlante. Derrière la maison, la colline arrondie est semblable à une tête de négresse aux cheveux en grains de poivre : de maigres broussailles en touffes espacées, à ras du sol ; plus loin, comme une sombre épaule contre le ciel, un autre morne se dresse parcouru de ravinements étincelants : les érosions ont mis à nu de longues coulées de roches : elles ont saigné la terre jusqu'à l'os. Pour sûr qu'ils avaient eu tort de déboiser. Du vivant encore de défunt Josaphat Jean-Joseph, le père de Bienaimé, les arbres poussaient dru là-haut. Ils avaient incendié le bois pour faire des jardins de vivres : planté des pois-congo sur le plateau, le maïs à flanc de coteau.

GOUVERNEUR DE LA ROSÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant