VI

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Sous les lataniers, il y avait un semblant de fraîcheur ; un soupir de vent à peine exhalé glissait sur les feuilles dans un long murmure froissé et un peu de lumière argentée les lissait avec un léger frémissement, comme une chevelure dénouée.

Sur la route, les paysannes conduisaient leurs ânes fatigués. Elles les encourageaient de la voix et l'écho affaibli de leurs cris monotones parvenait jusqu'à Manuel. Il les perdait de vue au gré d'un rideau de bayabondes, mais elles reparaissaient plus loin : c'était jour de marché
et elles s'en revenaient, ayant encore un long trajet devant elles avant le coucher du soleil. À cette distance, il ne pouvait les reconnaître, mais il savait que c'était les commères de son propre village, Fonds-Rouge, de
Ravine-Sèche qui se trouvait plus loin dans le renfoncement du Morne Crochu, et des habitations des plateaux de Bellevue, Mahotière et Boucan-Corail.

Elles allaient en file presque ininterrompue, dans la poussière soulevée, et parfois l'une d'elles courait après sa bête qui s'écartait et la rabattait dans le rang, à grand renfort de malédictions et de coups de fouet.

Séparée des autres, venait une paysanne montée sur un cheval
alezan. Le sang de Manuel bondit vers son cœur avec des pulsations précipitées et brûlantes. Elle s'arrêta, tourna plusieurs fois la tête en arrière et s'engagea dans un sentier de traverse. « Elle prend le chemin de la ravine, elle arrivera dans le détour de la butte. » Il prêta l'oreille et
perçut le bruit des sabots sur les galets. C'était un claquement hésitant qui s'étouffait en un piétinement plus rapide quand le cheval trouvait le sable. Le terrain inclinait ses broussailles rabougries vers la ravine.
« C'est par là qu'elle passera, entre ces bois d'orme ; je sortirai et elle me verra. » Il entendait maintenant le choc et le ricochet sec, sur les galets, des pierres qui dévalaient la pente. Elle émergea du sentier resserré. Le cheval allongeait le cou et renâclait avec effort. Elle portait une robe d'indienne à fleurs et un grand chapeau de paille retenu par
une mentonnière. Huïe ! disait-elle, encourageant sa bête du talon : huïe !

Manuel quitta sa retraite et elle l'aperçut. Elle s'arrêta et d'un
mouvement vif des reins sauta à bas de sa monture.

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L'alezan écumait, ses flancs haletaient, on voyait qu'Annaïse l'avait poussé à une bonne allure malgré les roches et la montée. Elle le mena par la bride et l'attacha à la fourche d'un arbre.

Elle s'avança vers lui de son pas égal et agile, sa gorge était haute et pleine, et sous le déploiement de sa robe, la noble avancée des jambes déplaçait le dessin épanoui de son jeune corps.

Elle fit une révérence devant lui.

— Je te salue. Manuel.

— Je te salue, Anna.

Elle toucha sa main tendue du bout de ses doigts. Sous l'ombrage de son chapeau un madras de soie bleue serrait son front. Des anneaux d'argent brillaient à ses oreilles.

— Alors, tu es venue.

— Je suis venue, tu vois, mais je n'aurais pas dû. Elle baissa la tête et détourna le visage.

— Toute la nuit j'ai lutté, toute la nuit j'ai dit : non, mais au matin je me suis habillée au chant du coq et j'ai été au bourg pour avoir une raison de sortir.

GOUVERNEUR DE LA ROSÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant