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— Tu as remarqué notre Manuel ? Depuis deux jours, il est comme
s'il était tombé dans un nid de fourmis. Il est par icitte, il est par là, mais jamais à la même place. Il va sur la grand-route, il s'assied sur la galerie, il se lève à nouveau. Tu l'appelles, il n'entend pas, tu l'appelles encore, il semble sortir d'un rêve : Eh bien, oui ? il dit, mais tu vois qu'il ne t'écoute pas. La nuit, je l'entends se retourner sur son matelas, et s'agiter
et se débattre ; il cherche le sommeil, il ne le trouve pas. Ce grand matin, je l'ai entendu qui riait tout seul et pour son compte tandis qu'il se lavait derrière la case. Est-ce qu'il aurait l'esprit dérangé, notre garçon ? Bienaimé, mon homme, réponds-moi, Bienaimé.— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? fit le vieux de mauvaise
humeur. Je ne suis pas dans sa peau, je ne suis pas dans sa tête. C'est un nègre remuant, ce Manuel, un nègre mouvementé. Voilà tout. Il y en a qui sont lents de nature et d'autres vifs comme l'éclair. Où vois-tu là du
drôle et de l'inquiétant ? Toi, tu voudrais l'avoir tout le temps dans les plis de ton caraco comme un petit garçon et qu'il te raconte : maman, j'ai ceci, maman, j'ai cela, comme s'il n'avait pas grandi, comme s'il n'était pas un homme fait, avec toute sa conscience et toute sa raison. Alors, laisse lui donc sa liberté : les jeunes poulains, c'est fait pour galoper dans la savane. Baille-moi un morceau de charbon pour que
j'allume ma pipe.— C'est pas toi qui te plaignais l'autre jour qu'il était toujours en course ?
— Moi, quand ça ?
Le vieux faisait l'étonné.
— Tu cherches à me disputer, Délira ?
— Et cette pelle qu'il a été acheter hier au bourg, tu me diras
pourquoi il en a besoin, et pourquoi il est parti ce matin avec elle dans les mornes, même qu'à son retour, elle était pleine d'une terre blanche comme il n'y en a pas dans ces parages ?— Mais comment veux-tu que je réponde à tous ces pourquoi ?
Demande-moi une bonne fois la raison que la lune certains jours
ressemble à une tranche de melon d'Espagne, et à d'autres, la voilà
ronde comme une assiette. C'est que tu es une femme enrageante, oui, Délira. Qu'est-ce que tu as à me pincer les côtes avec tes questions toute la sainte journée ? Dans ta jeunesse, tu étais plutôt pas parlante, on te tirait les mots difficilement. Pour dire la vérité, je regrette ce temps passé.73
Il se rencogna dans sa chaise, bougon et mécontent, les lèvres serrées autour du tuyau de sa pipe.
Les ennuis s'accumulaient. Quand un homme commence à avoir du guignon, dit-on, même le lait caillé peut lui casser la tête. La génisse
peintelée s'était empêtrée dans sa corde et foulé une jambe. Dorméus l'avait traitée pour trois piastres, le sans-honte, mais elle tardait à guérir et Bienaimé devrait encore attendre avant d'aller la vendre. Lhérisson
était parti travailler du côté de La Croix-des-Bouquets dans une équipe des Travaux Publics. D'autres songeaient à suivre son exemple et même à laisser Fonds-Rouge pour tout de bon. Et maintenant, ce Manuel qui
se conduisait comme s'il allait tomber du mal caduc, quand donc, par la barbe du Saint Esprit, pardon, mon Dieu, j'ai blasphémé, je ne le ferai plus, mea culpa, quand donc finiraient tous ces emmerdements ?Et voici arriver la commère Destine. Comment fait-elle pour garder toute cette graisse, se demande Bienaimé. Sa grosse figure noire brille comme du cuir bien ciré.
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GOUVERNEUR DE LA ROSÉE
Historische RomaneManuel, fils unique d'un couple de paysans, Délira et Bienaimé, revient dans son village de Fonds-Rouge, en Haïti, après quinze ans de dur labeur passés dans les plantations de canne à sucre à Cuba. À son retour, Manuel ne reconnaît plus sa terre na...