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Le soir tombait sur la ville de Félem. L'obscurité gagnait son pari contre la lumière et peu à peu la fraicheur de l'après-midi se transformait en vrai souffle d'automne frissonnant. Gaelle regardait par la fenêtre la pluie battre les dalles de son entrée, parsemée de part et d'autre de citrouilles grimées et de cercueils ouverts. Elle souffla d'exaspération. Elle devait rejoindre ses amis à vingt et une heures. Mais ce temps... la décourageait. Elle regarda son portable encore, faisant tourner dans ses doigts les différentes applications de météo, espérant une accalmie pour sa virée annuelle dans l'ancienne ville de Félem, abandonnée depuis la construction de cet aéroport international à seulement vingt minutes de voiture de sa ville. Elle prendrait le bus, bien sûr, mais elle ne voulait pas non plus ruiner sa tenue.

Chaque année depuis ses quinze ans, le soir d'Halloween, Gaelle et ses amis s'offraient un beau moment de peur. Ils exploraient la ville fantôme, prenant leur quartier dans la résidence la plus délabrée, buvant l'alcool acheté en secret ou volé à un parent peu soucieux du rangement de sa maison, mangeant les fast-foods les plus en vue, se racontant des histoires d'horreurs et partageant cela avec le reste du monde au travers de leurs réseaux sociaux respectifs. À présent, Gaelle avait dix-sept ans et plus les années passaient, plus elle attendait ce moment avec impatience.

Un flash venu du plus profond de la pénombre vint l'éblouir, suivi d'une détonation assourdissante. L'orage s'invitait ce soir. L'ambiance devenait électrique, Gaelle le sentait dans ses membres engourdis par une après-midi à scruter le ciel qui était deumeuré menaçant toute la journée.

La sonnerie de la porte d'entrée retentissait pour la troisième fois ce soir. Gaelle était seule chez elle. Ses parents avaient emmené son petit frère faire le tour du quartier à la recherche de bonbons, chocolats ou autres mets profondément dégoutants selon elle. L'adolescente était donc affectée à la corvée de distribution à ses enfants criant la même phrase depuis des siècles.

— Des bonbons ou un sort ! hurlèrent les enfants.

Gaelle garda son envie de lever les yeux aux ciels, se contentant d'offrir un sourire plein de faux semblants et une poignée de bonbons acidulés avant de fermer la porte et de souffler d'exaspération.
Elle retourna s'assoir près de la fenêtre, observant la pluie battante frapper ses carreaux avec application, attendant patiemment l'heure prochaine de son triomphe.

Gaelle fixa les chiffres sur son portable qu'elle déverrouillait toutes les minutes pour vérifier si on ne lui avait pas écrit sans qu'elle ne s'en rende compte. Il était dix-neuf heures trente, encore une heure et demie dans cet enfer et elle pourrait rejoindre ses amis.

Elle parcourut les stories des millions de personnes qui se pressaient de mettre leur vidéo de leur Halloween à eux, comme si cela avait une importance quelconque pour quelqu'un. Comme si ce récit fictif de leur vie prouvait qu'ils étaient précieux. Et cela fonctionnait. Gaelle les enviait. Elle avait hâte de leur montrer qu'elle aussi faisait des folies en ce soir de terreur. Elle était impatiente de montrer, à ceux qui la suivaient et ceux qui la découvriraient, son courage. Elle espérait qu'on lui dise qu'elle était épatante, car elle passait sa soirée dans une ville fantôme. Parce que Gaelle désirait prouver qu'elle n'avait peur de rien. Elle voulait justifier aux yeux du monde entier que c'était elle qu'on devait suivre.

Après un énième coup de tonnerre, Gaelle se mit en scène sur son réseau favori pour annoncer qu'elle serait bientôt dans un endroit qui ferait frémir ses followers et qu'il fallait qu'ils soient au rendez-vous pour le live de minuit. Parce que oui, Gaelle avait prévu un live en plein urbex. Elle espérait de tout cœur être témoin d'évènements paranormaux afin de devenir célèbre, ne serait-ce que le temps d'une soirée. Elle voulait qu'on le repère, qu'on la découvre et qu'on l'admire.

Les commentaires commencèrent à inonder les notifications de l'application de Gaelle. « Trop hâte ma belle », « vivement tout à l'heure », « bien sûr que je serai au rendez-vous », « toujours présente bella ». Elle se régalait de la moindre parcelle de bonheur que lui procuraient ces commentaires venus d'individus qu'elle connaissait intimement et d'autres qu'elle n'avaient jamais rencontrés. Elle y voyait une preuve qu'elle n'était pas seule sur terre et que quelque part derrière leur écran, certaines personnes l'attendaient pour le meilleur ou pour le pire...


La cité morteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant