La cité morte

22h22

Le froid s'était subitement abattu sur les épaules de Gaelle. Sa respiration formait une condensation funeste. Ses yeux écarquillés cherchaient à percer les ténèbres de la nuit. Ses pas, qui n'étaient plus aussi empreints d'une confiance mal placée, devenaient tremblants. Elle s'était décidée à enlever un écouteur, ne se sentant plus autant sereine qu'à son arrivée. Car depuis qu'elle avait franchi le panneau de la ville, depuis qu'elle avait passé les premiers immeubles, elle avait l'étrange sentiment de ne plus être seule.

Bien sûr, elle tentait de préserver sa contenance. Elle se murait dans un océan de rationalité. Elle, qui voulait être témoin de surnaturel quelques heures plus tôt dans sa maison, se rendait compte qu'il fallait mieux en rêver chez soi qu'au centre d'une cité morte. Son cœur battait plus vite qu'à l'accoutumée, mais il ne s'emballait pas encore, autorisant la jeune fille à garder un semblant de contrôle sur son esprit qui lui s'emportait à chaque pas de plus vers l'horizon ténébreux.

Elle éclaira la façade des murs décrépis, cherchant un indice qui lui permettrait de savoir à quel moment elle devait tourner. De vieilles enseignes lui apparaissaient, au fur et à mesure qu'elle projetait l'éclat de sa lampe. 
L'orage continuait de gronder au loin, la pluie avait cessé, mais le vent caressait constamment les jambes de Gaelle soulevant quelque peu son imperméable. 



Elle sortit de nouveau son portable, regardant encore une fois le message de Troy.

« toujours le nord tu suivras, mais à l'hair tu tourneras sur le chemin noir qui conduit au deuxième indice. Écris-moi quand tu seras là. Si tu y arrives... »

Il était clair que ce dernier parlait d'une enseigne d'un salon de coiffure. L'hair, s'était bien les cheveux en anglais n'est-ce pas ?

Elle s'arrêta au milieu de la ruelle, décidée à partager de nouveau cet endroit avec ses followers. Elle appuya sur le mode direct, puis continua sa route.

— Hello les copains ! Je suis donc à Félem pour la première partie de notre soirée d'Halloween. Troy nous a préparé un petit escape game en mode méga flippant, je dois trouver le chemin jusqu'au manoir hanté. Bien sûr, je suis seule. Autant vous dire que je suis pas hyper sereine, mais bon. C'est la nuit pour avoir peur, hein ?

Gaelle vit le nombre de personnes qui rejoignait son live augmenter. Ils étaient une petite cinquantaine actuellement. Ce qui lui redonnait du courage. Elle marcha maintenant plus rapidement, se sentant un peu moins isolée. Partageant l'indice avec ceux qui la contemplaient d'où qu'ils puissent être.

— Bien sûr, c'est sûrement un magasin de coiffure. Vous allez m'aider au pire ! Si vous le voyez, vous me dites !

Gaelle tourna sa caméra vers l'avant, gardant son portable dans la main droite, et sa lampe torche dans la main gauche. Elle scruta les commentaires des personnes qui interagissaient avec elle.

— T'as pas peur ? lui demandait un. 

— Franchement t'es hyper courageuse, je suis terrifiée rien qu'à te regarder .

Gaelle s'enorgueillissait de ces paroles qui renforçaient sa détermination à s'enfoncer dans un endroit que tout le monde avait abandonné.

— Tu es sûre d'être seule ?

Gaelle plissa les yeux. Qu'est-ce que voulait dire cette remarque ?

— Bien sûr que je suis seule, répondit-elle du tac au tac.

— Meuf c'est quoi au fond là ? 

— Putain meuf, c'est quoi sérieux ?

D'autres commentaires de ce type apparurent sur son live. Son souffle s'accéléra d'un coup. Gaelle regarda au fond de la ruelle, mais ne vit rien. Son cœur tambourina dans sa poitrine et une longue sueur froide traversa son dos. Elle sursauta et lâcha un cri strident quand elle marcha sur une matière spongieuse qui laissa échapper un crissement. Elle pencha la caméra doucement et sa lampe, tremblante de peur. 
Une peluche. Elle avait marché sur un petit ours en peluche qui semblait lui sourire.

— Non, mais là, un film d'horreur le truc

— Clairement. 

— J'aurai hurlé.

Gaelle observa cet ours le cœur battant. Son pelage était immaculé. Ses yeux noirs brillaient face à la lampe torche que lui projetait Gaelle. Une flaque d'eau s'était formée juste à côté de sa tête et pourtant, aucune trace de boue ou d'humidité ne tachait sa fourrure. Il paraissait beaucoup trop récent. Troy est allé vraiment loin dans les détails sordides, se dit-elle. Du moins, c'est ce qu'elle se força à penser. Elle se releva.

— Ouais, on fait les choses bien par chez nous, se rattrapa-t-elle.

Elle reprit sa marche tentant de faire abstraction de son cœur qui menaçait de s'échapper de son corps... Elle éclaira une boulangerie, un primeur dont les étalages avaient pourri laissant des traces de cendre au sol.

— Là ! C'est pas une enseigne de coiffure les ciseaux ? Lui dit hallowen_93

Gaelle se réjouit immédiatement à l'idée de quitter bientôt cette avenue qui lui paraissait bien trop grande. Elle déchanta rapidement face à la ruelle qui se creusait entre deux immeubles. Il fallait qu'elle tourne ici. Elle le savait. « tu tournera sur le chemin noir ». Elle comprenait maintenant le sens de ce message.

— Meuf tu vas pas tourner là ?

 — On pourrait me donner 1000 dollars que j'irai pas...

— Non mais de ouf. Faut vraiment être malade pour le faire. 

— Trop courageuse.

— Il fait hyper noir non ?

— Tu es sûre d'être seule ?

Encore ce message. Child_of_the_night devait faire partie de ces rageux, se disait-elle. Elle répondit encore qu'elle était bien seule et fit un tour sur elle-même pour le prouver à cet utilisateur.

— Whoua t'as vu ça ? demanda un autre.

 — Ouais c'est chaud meuf !

Gaelle ne comprit pas. Elle ne voyait strictement rien. Les ténèbres étaient autour d'elle. Ils devaient se jouer d'elle, se disait-elle. Il fallait qu'elle se maitrise. Qu'elle garde contenance. 
 Elle retourna la caméra face à elle et vit son visage blafard ce qui la fit tressaillir. Elle avait presque oublié son maquillage. Elle sourit à ses followers, histoire de monter qu'elle était forte et courageuse.

— Bon, je vous embrasse les loulous, je vais affronter cette ruelle et envoyer un message à Troy. Je vous récupère tout à l'heure ! 

— Fais gaffe quand même !

 — À toute ! 

— Trop forte ! 

— Tu es sûre d'être seule ?

Gaelle éteignit son live. Se retrouvant de nouveau seule. Elle voulait fumer. Terriblement. Mais elle n'avait pas envie de s'attarder plus longtemps. Elle voulait trouver la maison au plus vite. Elle s'engouffra dans la pénombre. Le bruit de ses pas résonnant contre les parois beaucoup trop proches d'elle. 
La brise qui continuait de souffler lui caressait le visage. 
Elle se concentra quand elle entendit... des pas de course derrière elle. 
Elle fit volte-face. La lumière reflétant les murs qu'elle venait de dépasser. 
Personne.

Elle recommença à marcher plus vite qu'au début. « Tu es sûre d'être seule ? ». 
Cette question raisonnait dans sa tête.

Elle déboucha enfin sur une cour pavée avec en son centre une statue représentant un héros de la ville dont elle avait oublié le nom. La blancheur immaculée de la statue avait laissé place à une teinte verdâtre. La moisissure pourrissait tout, se dit-elle. 
Elle reprit son portable, envoyant un message à Troy.

« Bien arrivée ».

Elle reçut immédiatement :

« Impressionnant. »

Elle s'impatienta. Il fallait qu'elle continue son chemin. Elle voulait rejoindre les autres. Au bout d'une minute beaucoup trop longue, son portable vibra entre ses doigts :

« Fais le tour du héros qui sommeille, compte trois rues puis prend celle de la catastrophe. Arrivée au cercle de l'enfer, prends à gauche. Fais attention. À ce moment-là, le silence ne t'accompagnera plus. Quand tu l'auras trouvé. Écris-moi. »