Joseph Kern est mort, transpercé par plusieurs coups de couteaux. Dans le dos. C'est un chien de poubelles qui a découvert le corps alors qu'il pissait fièrement contre la portière arrière d'une Mini Cooper flambant neuve que Monique Ferrand, la secrétaire de direction à la Mairie d'Aubignosc, venait de s'offrir. À coups sûrs un cadeau de son amant crachaient les langues de vipères cachées derrière leurs bureaux. Elle payait ainsi sa dernière promotion et le regard des hommes du village sur ces six chiffres tatoués de manière grossière sur le haut de son sein gauche. 11.06.37. Elle mettait en avant sa poitrine généreuse comme s'il s'agissait de son seul atout. Ce n'était pas tout pourtant. Mais voilà, on ne voyait plus que ses seins depuis que Monique s'était inscrite sur Meetic sur les conseils avisées de Julie Caillot, l'esthéticienne au million d'abonnés Instagram qui venait d'ouvrir sa boutique en face de l'église. C'est vrai qu'elle en connaissait un bout sur l'amour, bien plus que Monique qui depuis son divorce s'était refusée à tous sentiments. Elle avait privilégié sa carrière et ses trois enfants à toute forme de chevalerie, avec ou sans armures.
L'amour c'est rien, aimait-elle répéter quand Julie se faisait trop pressante avec ses questions. La jeune esthéticienne affichait une assurance et une liberté qui plaisaient à la secrétaire de Mairie. 25 bougies séparaient les deux femmes mais une proximité particulière les liait. Ce n'était pas à cause des épilations mensuelles du maillot ou tout autre forme de soins corporels que Julie appliquaient sur sa peau ensoleillée. Il y avait comme une admiration réciproque, une attention commerciale dont Monique avait besoin. Elle pensait tout connaître de la vie de Julie. Elle en avait passer des heures, le regard brillant d'envie, à liker les 3657 photos que Julie avait posté sur son compte Instagram @jj_odessa. Elle avait atteint le succès social en épousant à 17 ans la nouvelle star de l'A.S Monaco. Un jeune marocain aux pieds d'or et au corps de mannequin d'opérette.
L'amour, le succès et l'argent s'étalaient d'images en images, d'abonnés en abonnés comme une course poursuite vers un bonheur illusoire. La mise en scène de leur vie était savamment menée. À croire que Julie avait ça en elle. Ce n'était pas avec les études qu'elle comptait réussir sa vie de toute façon. Il lui avait suffit d'une nuit à St Tropez pour mettre la main sur la poule aux œufs d'or même s'il n'était encore rien à cet instant précis, Youssouf ARI avait quelque chose de spécial en lui. Au moment où il a posé ses lèvres sur les siennes, Julie a vu son avenir défiler devant ses yeux, une maison, un chien, deux ou trois enfants, des bijoux, des vêtements de créateurs marseillais. Elle avait tout vu Julie sauf samedi 17 avril où sur un dribble anodin, son genou gauche s'est désagrégé comme toute leur vie aussi. Ils ont bien essayé de profiter de l'émoi médiatique à travers le monde, à moins d'une semaine de la finale de la ligue des champions, pour mettre en scène leur peine et leur souffrance. Un tel guerrier ne pouvait que revenir encore plus fort, faire vibrer les stades du monde entier. Il n'en aura rien été. Après trois opérations, deux rechutes et une maîtresse à Miami, ARI a sombré dans une aigreur et une dépression héréditaire que Julie n'a pas voulu scénariser, cette fois là. Elle s'est enfuie avec son million d'abonnés Instagram et son visage refait par la star des chirurgiens californiens après que Youssouf l'ait jeté à travers la baie vitrée de leur maison d'Agadir. Une énième dispute inutile aura fini de les déchirer, mais cette fois le poing s'est fermé sur le sourire brisé de la nouvelle égérie des réseaux sociaux.
Personne ne devrait jamais savoir ce qui s'était passé cette nuit là dans cette médina. La police a été largement payée par la famille de Youssouf. Il y a des pays où le silence de la justice a encore un prix, celui de Julie aussi. Son footballeur de mari a signé les papiers du divorce le mois suivant. Le contrat prévoyait une rente annuelle de 50.000€ à vie pour celle qu'il appelait mon amour, en échange de quoi, Julie s'engageait à ne jamais dévoiler ces secrets et les horreurs de la vie. Elle a continué d'alimenter son compte Instagram du bonheur de vivre. À 27 ans, elle avait déjà fait trois fois le tour du monde, eu des amants tous plus beaux les uns que les autres, tout ce que Monique Ferrand a toujours rêvé de vivre.