Station Voltaire

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Il est arrivé en Gare de Trieste le premier. Perle, elle, n'était toujours pas là. Par chance elle avait gardé la carte qui devait la mener jusqu'à cette maison perdue, au cas où, le train ne viendrait pas. Gaspard l'attendait depuis la fin du mois d'octobre. Il arpentait souvent les quais de cette vieille gare industrielle à la verrière verdie par les fientes des oiseaux et la pluie. Il ne dormait plus. Rester à quai ne lui correspondait pas. Il aimait le mouvement et les bals du dimanche après-midi. L'espoir d'une vie meilleure s'était éteint comme les réverbères dans la nuit. Mais au fil des jours, sa mémoire s'évaporait comme dans un brouillard d'automne. Il n'était plus certain des contours de son visage, de ces traits discontinus qui se dessinaient sur les murs quand Perle lui disait je t'aime. Hier soir Gaspard a recueilli un enfant qui errait lui aussi dans la gare, comme un voyageur perdu dans l'aventure du temps. Il devait avoir à peine 6 ou 8 ans. Il disait s'appeler Leonardo, mais il n'en était pas certain. Il avait dans la poche de son manteau, un billet de train pour Rio. Les contrôleurs avaient fini par obliger le jeune garçon à quitter son wagon. Trieste était devenue, en ces temps de guerre, la dernière gare avant de prendre la route vers Gibraltar ou Baltimore. Encore fallait-il que les trains daignent de nouveau s'arrêter le long de ces quais abandonnés où la luzerne résiste aux vents et aux absents.

***

Je ne me rappelle pas comment j'ai fait pour arriver là, se dit l'enfant. J'ai dû ouvrir les yeux quelques heures après le départ du train. J'étais blottis dans les bras de mon papa, sa main dans mes cheveux, aimante et rassurante. Mon dieu que j'étais bien. J'entendais le bruit de la locomotive glissant sur les rails, comme le roulement d'une horloge qui faisait battre mon cœur. Une odeur de café au lait flottait dans l'air, j'avais la gorge sèche et l'estomac en feux. Les remontées d'acide me donnaient parfois l'impression d'étouffer, comme si quelqu'un plongeait ma tête dans un lavabo remplie d'eau. C'est comme ce bon vieil Ignacio, je l'avais oublié celui-là. Il a tout fait pour que je ne puisse pas monter pas dans ce train. Il ne m'a pas fait de cadeau le salaud. Je revois sa grosse tête pleine de boursouflures aussi rouges que le sang sur ses gants. Le plastique collait sur ses doigts, nous étions là avec les autres, dans le silence et parfois les hurlements qui sortaient du train. Ignacio poussait parfois des cris rauques comme un crapaud géant qui parlerait au ralenti. Maman m'avait fait rentré dans un immense compartiment où les murs étaient blancs et le sol froid comme mes pieds sur le marbre du borgo santo de San Lorenzo. À ce moment là, je ne savais pas que j'allais mourir. Quelqu'un aurait pu me prévenir pourtant.

Les roulements du train berçaient lentement mes pensées. Je suçais mon pouce jusqu'à en faire vieillir ma peau. Je me sentais rassuré, même si rien n'était encore gagné. Un major d'homme allait de wagon en wagon en poussant un chariot, composé de boissons chaudes, café, thé et lait chaud ainsi que de viennoiseries autrichiennes, de grandes tranches de pain grillées en superficie et quelques pots de confitures. Je ne pourrais rien avaler c'est sûr. Papa n'insista pas. Il savait qu'il me faudrait encore quelques semaines avant que mon corps ne se remette des coups de couteaux que j'avais pris dans le ventre. Sacré Ignacio, tu ne m'auras pas fait de cadeaux, tes sœurs non plus d'ailleurs. Dans leurs costumes noirs de nonnes franciscaines, maman leur aurait donné le bon dieu sans confession. Je ne saurais jamais vraiment si avec papa, ils se sont aimés, ni pourquoi elle n'a pas voulu de moi sur son ventre. Par chance, il a toujours été là pour moi, lui. Il était si beau avec ses cheveux mi-longs, ondulés comme les vagues en été. Sa peau était noircie par le soleil. Il avait cette petite barbe légèrement piquante qui me faisait rire quand elle touchait ma peau, et ce parfum boisé dans lequel je pourrai chavirer toute ma vie. Mon papa, c'est pour toi que je pars en voyage. J'espère que nous réussirons à la retrouver et que nous lui ferons payer.
— Tu crois qu'elle m'aime encore ?
— Elle t'aimera toujours mon garçon, où qu'elle soit. Il fallait qu'elle s'en aille, crois-moi. C'était devenu bien trop dangereux pour toi.
— Elle me manque tu sais.
— Elle me manque aussi, mon chéri. Peu importe ce qu'elle a pu faire.

Les Femmes AssassinesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant