Le Naufragé en Pantalon

0 0 0
                                    

River Jude n'imaginait pas que l'amour puisse faire si mal. Il croyait en la pureté des sentiments, de ceux qui poussent au fond des cœurs, là où on sait se dire je t'aime sans avoir peur. L'amour, le vrai, River Jude l'avait vu dans les yeux d'Hélène, dans la couleur aubépine de son sourire, dans des mots glissés sur un oreiller, comme un trésor enfoui, une bombe posée, c'est l'obsolescence programmée. Hélène avait cherché à le tuer, à lui faire payer tout le mal que la vie lui a fait. Elle était dans cette recherche constante de l'amour naissant. De tous ces moments où l'on croit à l'amour éternel, où l'on se sent immortel. Elle accumulait les amours de passage de 15 ou 7 ans, de 3 mois ou bien d'un soir. Et les désillusions, aussi.

River Jude est monté dans ce radeau flottant comme un cadeau tombé du ciel. Son bateau avait pris feu au large de Ouessant, un incendie criminel auquel il avait survécu, une nouvelle fois. Les flammes éclairaient la nuit noire et le crépitement du bois donnait un air rassurant à la situation. Il y a dans certains naufrages, une bénédiction de la vie sans qu'on s'en rende vraiment compte sur le moment. River Jude ramait pour retrouver la terre, à la lueur du phare des Pierres Noires. La houle était douce mais à vent contraire, il s'épuisait à ramer dans le vide avec cette impression constante d'avancer d'un mètre et d'en reculer de dix.

C'est là qu'une lumière est apparue au milieu de nul part comme un point lumineux au loin qui s'approchait du radeau. Un jet ski de 300 chevaux traversait l'océan pour lui porter secours. Une femme, en combinaison de plongeur, accélérait au péril de sa vie. Rien que pour lui. Elle avait vu les flammes au loin. Elle ne s'était pas posé de question. Elle avait juste foncé vers ces signaux, ce SOS. Elle a freiné en urgence en formant une virgule. Le phare du jet balaya de grands yeux d'un bleu indigo aussi beaux qu'un joyau. L'homme était marqué par la peur et l'abandon. Il avait les cheveux en bataille comme un poète maladroit à qui on aurait donné une truelle pour bâtir une maison. River Jude manqua de tomber quand Laura lui a tendu la main. La mer était en train de changer. Des nuages d'un noir étrange traversaient la lune au vent mauvais. La jeune femme savait que l'opération était périlleuse. River Jude ne pouvait ni sauter à l'eau, ni tenter de bondir sur son jet à la façon d'un James Bond désinvolte et élégant.
— Reste sur le radeau, lui hurla Laura les cheveux dans le vent. (Elle avait un visage rond et un regard d'une froideur nocturne que River Jude trouva rassurant. Il n'y avait pas de faux semblant. Elle était aussi vraie qu'inaccessible. Elle était son unique espoir de retourner à la vie.)
— Attrape ça, c'est la seule solution. (Il détacha la bouée qui flottait au bout d'une corde. Elle manqua de tomber poussée par une vague de côté. L'eau l'avait frappé sur la joue. Elle était à moitié sonnée quand elle se saisit de la corde.) C'est trop dangereux de nouer la corde autour de ton ventre.
— On n'a pas le temps de faire mieux. Accroche-toi maintenant, je vais mettre les gaz.

River Jude a serré les anses du radeau, il s'accrocha au regard de cette jeune inconnue qui risquait sa vie sans rien n'attendre en retour. Dans son regard, il y a la peur. Laura s'est retournée vers la côte. Une maison de bois se dessinait au-dessus de la plage. Elle avait laissé la lumière de sa chambre allumée. Le vent transperçait ses oreilles, elle tourna la poignée du jet. Elle accéléra vers ce point lumineux. Elle ne pouvait plus se retourner. Si le jet ski venait à se retourner, ça serait la mort assurée, partir au fond des eaux avant d'avoir 20 ans. Laura sentait le radeau la tirer vers l'arrière. Il bougeait dans tous les sens comme une bouée qu'on tire derrière un bateau pour faire rire les enfants. Le bruit du moteur faisait trembler la nuit. Elle serrait son guidon aussi fort qu'elle pouvait comme une cavalière qui volerait au-dessus de l'océan. Encore quelques miles, moins de 5 minutes à vue d'œil. La marée était montée, en s'approchant trop près des rochers, ils s'écraseraient. Elle devait s'en approcher un maximum. Laura savait qu'à un moment donné ou un autre, elle devrait sauter à l'eau. Elle coupa le moteur, se prit une nouvelle vague en pleine gueule. River Jude se leva pour l'appeler à l'aide mais elle ne l'étendait pas.
— Qu'est-ce que tu fais bon dieu, hurlait-il à quelques mètres derrière elle. (il distinguait des silhouettes sur la berge, comme des ombres dans la nuit, des sauveteurs ou bien des guetteurs d'une autre terre)

Laura s'est retournée vers lui, les yeux remplis d'une tristesse qu'elle n'avait pas l'habitude d'afficher. Même quand Michel l'avait abandonné sur le brancard de la salle d'accouchement, elle n'avait pas versé une larme. Elle détacha la corde qu'elle avait nouée autour de son ventre. Elle la leva comme un trophée. River Jude ne comprenait pas, du haut de ses 50 ans et de ses 360 employés, 3 succursales et un appartement parisien en bas de l'a buté Montmartre. Tout ça c'était rien. Laura laissa tomber la corde et plongea à contre courant dans l'océan. Elle nageait vers la berge obscure qui semblait s'éloigner à force qu'elle avançait. Elle s'épuisait. Le jet dériva vers le radeau. Elle avait laissé le moteur tourner. River Jude se saisit du guidon et bondit dessus sans soucier de ses peurs d'enfant et du regard des autres. Des autres, il n'y en avait pas de toute façon. Il n'y avait plus de peine, ni même le souvenir d'Hélène. Il y avait cette femme à la mer. Il n'avait aucune notion du danger, de la mer et des vents. Son instinct lui dit accélère, fonce vers cette silhouette, une princesse à la mer. Il fonçait vers elle. On aurait dit un instant qu'elle avait coulé et puis elle est réapparu comme un poisson volant qui chercherait sa respiration. River Jude l'attrapa par le bras. Il plongea ses yeux dans les siens comme on tombe en amour, sans parachute, sans airbags, sans même croire qu'il puisse y avoir un après.
— Accroche-toi à mon bras, lui cria-t-il en essayant de la hisser à bord.
— Laisse-moi, on va se noyer tous les deux.
— Fais un effort, personne ne va mourrir tu m'entends. (il réussit à la sortit de l'eau. Elle posa un pied sur le jet ski, par chance, les vagues étaient du bon côté.)
— Qu'est-ce qui t'a pris de sauter dans l'eau.
—  était là, je l'ai vu.
— Qui ça ?
— Mon petit bébé, il était là, je l'ai vu. Il me tendait la main. (Laura cherchait quelque chose autour d'elle en serrant ses mains autour du ventre rond de River Jude.)
— On va longer la côte jusqu'à ce qu'on trouve un endroit où accoster.
— Je l'ai vu tu sais.
— Je sais. Je l'ai vu moi aussi.

River Jude posa sa main sur celle de Laura en tournant sa tête vers elle. Elle posa son front sur sa chemise noire complètement détrempée. Il tourna la poignée et le jet ski s'envola sur la première vague, le premier instant de leur histoire, de cette seconde éternelle, comme Adam et Ève, toute l'histoire de l'humanité ne tient qu'en un baiser.

Les Femmes AssassinesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant