Chapitre 1

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Ce soir-là, Jackson se laissa choir sur son lit sans envie. Il était las. Las de sa vie, las de sa personnalité, las des évènements qui s'enchaînaient. C'était comme si son existence elle-même ne voulait pas de lui, comme si elle lui crachait à la gueule qu'il ne valait rien. En soi, c'était un peu le cas, mais... Il essayait de ne plus se le dire.

Parce que si Jackson avait bien un défaut majeur parmi les nombreux qui composaient sa pauvre personnalité de bas étage, c'était le déni. Pour lui, il n'allait pas mal en soi. Ce qui lui enlevait toute envie de vivre, c'était simplement cette lassitude immense, cette perte de goût pour tout ce qui composait la vie. Les cours l'ennuyaient, ses études, l'ennuyaient, la perte de ses amis ne lui faisait plus rien, sa relation avec ses parents était au point mort – elle n'avait jamais été autre chose que déprimante –, son chien était mort l'année dernière, son ex l'avait larguée parce qu'elle était persuadée qu'il était gay, il cuisinait mal, se donnait parfois plus d'importance qu'il n'en avait. On ne pouvait pas dire que les mauvais évènements s'enchaînaient : ils avaient toujours eu une certaine récurrence et il ne se passait pas un jour sans qu'il ne vive quelque chose de, au mieux, déplaisant, au pire, négatif. Il avait bien fait des efforts, essayé de faire de bonnes actions tout au long de sa vie, mais... Non. Une puissance supérieure semblait s'acharner sur lui pour x raison, faire en sorte de rendre son existence la plus pénible possible, peut-être... Pour qu'il finisse par abandonner.

Et c'était ce qu'il faisait progressivement depuis un moment.

Oui, mais c'était lassant. A force, se lever le matin, un acte pour le moins normal, devenait lourd, pesant, une corvée qu'il voulait s'abstenir d'avoir à faire. Il en était de même pour la cuisine : pourquoi se nourrir le midi alors que l'on pouvait très bien attendre jusqu'au soir ou jusqu'au lendemain ? Dormir... C'était sympa, mais il s'agissait d'une activité qui présentait son lot d'inconvénients. Parce que Jackson ne pouvait pas arriver à faire quelque chose d'entièrement positif. Il n'y était jamais arrivé. Pas par manque de volonté, simplement... Parce que c'était comme ça.

Ça avait toujours été comme ça.


Chaque chose a priori positive finissait inévitablement entachée par quelque chose, un détail dérangeant. Son cours de littérature s'était bien passé ? L'idiot du troisième rang n'avait cessé de lui balancer des bouts de papiers couverts d'insultes. L'essence n'était pas trop chère lundi dernier ? Tiens, on lui avait siphonné le réservoir. Son ex, lorsqu'elle était avec lui, portait de belles robes ? Oui, mais pour celui avec qui elle l'avait éhontément trompé. Pas pour lui. Non, il ne méritait pas ses efforts, semblait-il. N'en avait-il pas fait ? Ne s'était-il pas fait tout beau tout propre à chacune de leurs rendez-vous parce qu'il voulait lui plaire ? Ne voulait-il pas la combler, la couvrir d'amour ? Si, bien sûr. Mais, vraisemblablement, il n'avait pas droit à la réciproque.

Alors forcément, il s'était doucement aigri. Les sourires avaient déserté ses lèvres très fines, son regard s'était fait indifférent, blasé et son visage, complètement fermé. Il avait cessé de jouer aux jeux-vidéos, un passe-temps comme un autre, idem pour la lecture, les séries... Tout ce qu'il faisait encore, c'était traîner sur les réseaux sociaux. Il ne postait rien, ce n'était pas son truc. Enfin si, mais avant. Il aimait bien, de temps à autres, poster des choses qu'il trouvait belles et... La photo, oui, il aimait bien la photo. C'était sympa. Au moins, les moments qu'il capturait dans son objectif ne changeaient pas en cours de route. L'image les figeait pour l'éternité. Un sourire, un regard, le calme d'un paysage, la fugacité d'une lueur rare.

Mais il n'en avait plus envie.

Son appareil n'avait pas bougé de l'étagère au-dessus de son lit depuis des semaines. Il n'avait même pas pris la peine de le dépoussiérer. Au moins, les petites pellicules fines lui rappelaient son incapacité à prendre de bonnes photos et plus largement, à se faire plaisir. Jackson avait déjà songé à le jeter, sincèrement, mais il s'était dit que c'était une perte d'argent et qu'il pourrait toujours finir par le vendre. Ses parents, loin d'être dans le besoin, l'avaient progressivement abandonné et son compte en banque criait famine tant il manquait de ressources. Merde, il avait même droit à une bourse des plus misérables tant ses géniteurs s'étaient séparés de lui. En même temps qu'il avait dû prendre son indépendance, Jackson avait appris à ses dépends que la moindre dépense pouvait avoir des conséquences et que n'importe quoi pouvait se revendre. Si au départ, jouer au jeu du « que peux-tu vendre » l'occupait, il n'en voyait plus l'utilité. Et restait avec des bibelots aussi inutiles que sa personne.

Ce jour-là, Jackson décida que tout cela prendrait fin, d'une manière ou d'une autre. Puisqu'il n'avait pas une grande considération de sa personne, il décida de laisser le hasard décider de la suite des évènements. Non parce qu'il était bien trop lâche pour se dire de lui-même qu'il devait ou non mettre un terme à sa vie misérable qui ne lui procurait pas le moindre plaisir, pas la moindre envie.

Ainsi, il prit une décision et échafauda un bébé plan dont la finalité aurait des conséquences. Saisissant son vieux téléphone, autrefois dernier cri, il lança son réseau social favori – celui qui lui permettait de mieux tromper l'ennui. Il regarda avec lassitude les posts en tous genres, les propositions de contacts... Et en ajouta quinze, complètement au hasard. Quinze personnes reçurent au même moment un sobre « salut » auquel la majorité répondrait par du ghosting pur et simple. Qui répondait aux inconnus ? Pas grand-monde, ce qui ne laissait pas une grande marge de manœuvre à Jackson qui décida ceci : si personne ne lui répondait ni n'essayait de discuter réellement avec lui, il se laisserait définitivement mourir. A quoi bon continuer de se battre s'il n'avait aucune motivation pour vivre ? Chaque jour, il traînait sa carcasse hors de son lit juste pour rester en vie, apparaître sur la liste d'appel des professeurs. Alors il fallait bien qu'il agisse, tout en sachant parfaitement que les chances qu'on lui réponde et qu'on essaie de discuter avec lui étaient proches de zéro, surtout dans le temps qui lui était imparti.

Tant qu'à faire, autant pimenter un peu la chose.

Jackson s'était laissé 59 minutes.

Une heure, c'était trop facile, trop long. Et en même temps, moins, c'était ne se laisser aucune chance de survie à son propre mental. 59 minutes, il trouvait que c'était pas mal, ça sonnait bien. Symbolique, ce temps imparti lui laissait une minute pour prendre la mesure des conséquences de cette idée, aussi foireuse que toutes celles qu'il avait eu le culot d'avoir dans sa vie. C'était ça le problème avec Jackson : il s'ennuyait et cherchait toujours à faire des choses abracadabrantes ou simplement nulles à chier, juste pour essayer de se sortir de cette torpeur sans fond. La chose en elle-même n'était pas réellement excitante mais disons... Qu'elle changeait un petit peu sa routine. Durant cinquante-neuf minutes, peut-être Jackson stresserait-il, peut-être aurait-il l'impression fugace d'exister, ou bien peut-être aurait-il la confirmation qu'il n'y avait rien pour le retenir. Même ses parents se fichaient de sa propre existence... Alors à quoi bon commencer à s'en soucier ? De toute manière, il avait la certitude que son petit manège et ses cinquante-neuf pauvres minutes ne serviraient à rien. Qui prendrait la peine de lui parler ? Qui s'ennuierait au point d'engager une quelconque discussion avec un moins que rien tel que lui ? Personne. Et au fond, ça l'arrangeait. Ainsi, il partit plutôt serein sans se douter que, comme d'habitude, la vie ne serait pas d'accord avec lui. Jackson voulait partir en beauté ? Eh bien non, raté. Tout ce qu'il faisait échouait, et son idée stupide n'échapperait pas à la règle.

59 MinutesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant