Le moteur des ascenseurs de la mine, fort sollicités au crépuscule, grondait jusque dans la vallée. Les miniers du jour, noirs de poussière, cédaient la place aux miniers de la nuit, gris de la veille. Et sur leur pas, les ouvriers, commerçants et écoliers emplissaient peu à peu coursives et passerelles. Luskar espérait arriver plus tôt, quand la ville sommeillait encore. À Kressen, on s'épanouissait sous les lunes et l'on s'éclipsait devant le soleil, selon une (stupide) tradition religieuse, tombée en désuétude partout ailleurs.
Luskar étira son dos, endolori par le voyage en carriole qu'il avait passé coincé entre deux coffres d'épices. Un négociant, sur le port de Beir, avait accepté de l'emmener à Kressen, « la crevasse » (surnom affectueux que lui avait donné Luskar), moyennant une somme modeste. L'homme avait proposé de parler de Luskar à un capitaine de Beir. Des bras comme les siens, les quais en avaient toujours besoin. Luskar avait décliné. Il aspirait à mieux qu'une vie de docker. Son sac récupéré — à l'intérieur, une tenue de rechange, un poignard, une couverture, un bout de pain rassi et dix sous —, il traça sa route.
En haut du chemin qui spiralait jusqu'à Kressen, Luskar marqua une pause, contemplant le gouffre d'une expression sévère. Son objectif était clair : en finir avec cette ville, la déserter, l'abandonner, l'oublier. Pour ça, il devait l'affronter une dernière fois. Par malchance, ici, tout le monde connaissait tout le monde — plus embêtant encore, tout le monde connaissait Luskar. Mais il ne pouvait s'offrir le luxe d'attendre l'accalmie du jour. Le temps lui échappait, ses pulsations cardiaques le lui rappelaient chaque instant.
Plus bas, la route se divisait en une multitude de ramifications. Luskar choisit les passages les moins empruntés, rasant les murs. Entre lui et le vide ne se dressait rien de plus qu'un frêle rempart en terre. Ne pas regarder en bas. Ses pupilles peinaient dans l'obscurité. Il avait abandonné cette vie noctambule depuis son départ pour l'armée, deux années auparavant. Plus jeune, il avait fini par trouver ses repères dans le noir, mais il n'avait jamais développé l'acuité des « yeux d'or » — les autochtones pure souche, installés dans la mine depuis des cycles et des cycles. Parvenu aux confins de la cité, quelques lanternes faiblardes soulagèrent sa vue.
Escaliers et tunnels se succédèrent, puis l'enseigne convoitée apparut : La carrière, le troquet le plus misérable de cette ville sinistre. Lorsque Luskar entra, les pivots de la porte grincèrent comme un ongle sur de l'ardoise, mais le boucan des conversations étouffèrent son apparition. Le sol était maculé de boue, et l'humidité ambiante fleurait un mélange de transpiration et de vapeurs de mauvaise cuisine. Ouvert sans interruption, le bistrot recueillait tantôt les travailleurs du jour, tantôt ceux de la nuit. Mais quelle que soit l'heure, tous buvaient la même chose : l'infâme bière brune de Kressen, une vraie soupe qui croupissait par tonne dans des fûts de trois mètres de haut, derrière le comptoir.
Luskar fit mine de s'installer au bar. Parmi les clients ridés, les voûtés et les barbus, il trouva vite celle qu'il recherchait. Assise au centre d'une grande tablée, Teri rebattait ses cartes, un sourire conquérant aux lèvres. Elle arborait fièrement un front lisse, une colonne droite, des épaules larges et angulaires : la vie lui avait épargné les séquelles de la mine.
Une poigne, sur son épaule, arracha Luskar à sa contemplation. Il tomba nez à nez avec le visage rougeaud du barman, dénommé Baris.
« Est-ce que je rêve ou c'est bien Luskar ? dit-il, avec la discrétion d'un crieur public.
– Shhhh ! »
Trop tard. Déjà, les conversations s'essoufflaient. Des yeux scrutateurs obliquèrent dans leur direction. Dans un élan d'orgueil, Luskar releva le menton.
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Les colosses éphémères
FantasyJrahir souhaitait vivre et mourir à Kressen, après une carrière reconnue comme artisan nubesologue. Seule une variable pouvait perturber son plan : ses fiançailles, avec une inconnue venue l'autre côté du monde, pour honorer une tradition ancestrale...