V · Luskar (2/3)

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Luskar s'accouda au parapet de la terrasse extérieure en soupirant. En contrebas, les deux lunes miroitaient sur le lac noir. D'ici, la fête se réduisait à un lointain bourdonnement. Le discours de la gouverneure, si répétitif, si mis en scène, l'avait fatigué. Il posa une paume refroidie par la nuit sur son front fiévreux. Il faisait partie, semblait-il, de ceux qui souffraient de la concentration des nuées dans le palais. Mais respirer l'air du dehors le soulageait déjà.

Aux premiers rayons du jour, il partirait de cette région. Il ne croupirait pas à Kressen pour la courte éternité d'une vie humaine. Il briserait son cycle, définitivement. Ici et dans tout le Rursus, la superstition la plus enracinée consistait à croire en l'obligation morale de suivre, génération après génération, le chemin tracé par ses ancêtres. L'enfant se devait de prendre le flambeau de ses parents, de répliquer leur destinée, au risque de désaxer le monde et son équilibre, de mettre en déroute la paix telle qu'on l'avait toujours connue, et d'engendrer le pire.

Sauf que, Luskar n'avait jamais bu de cette eau.

Son destin, à Kressen, se résumerait à côtoyer les souterrains jusqu'au trépas. Qu'importent le cycle, qu'importe les prétendues représailles divines auxquelles il s'exposait, qu'importe la désapprobation familiale, il partait, et cette fois, le régiment ne le contiendrait pas entre les barrières d'une caserne. Ni la piété ni le patriotisme n'écriraient son histoire à sa place.

Est-ce que les crêtes des Brunes lui manqueraient ? Il les contemplait pour la dernière fois. Bientôt, les nouvelles circuleraient, lui interdisant de revenir. Un représentant de l'armée toquerait à la porte de ses tuteurs, et, s'ils refusaient de croire à ses accusations, Jrahir s'en chargerait à leur place. Son aîné n'avait hérité ni de l'indulgence, ni de la naïveté bienveillante de ses parents. Cette fois-ci, Jrahir maudirait Luskar pour de bon. Il sentit son estomac se tordre.

Malgré son envie d'ailleurs, dire adieu à tout ce qu'il connaissait était moins facile que prévu.

Luskar descendit aux jardins, en contrebas de la terrasse. N'en déplaise au printemps jeune, les premières fleurs, timides, bourgeonnaient dans la nuit. Il marcha jusqu'à l'endroit où cessait la verdure au profit du vide, et jeta un caillou dans le néant de la falaise. Seul un timide « ploc », lointain et tardif, lui répondit.

Au loin, la mélodie des harpes reprit. Maintenant que la gouverneure avait achevé son discours oubliable, Jrahir et Azupama seraient obligés de s'adresser la parole. Une excuse suffisante pour rester encore un peu ici. Il cracha un noyau d'olive, chapardée au buffet, dans l'abîme.

Alors qu'il contemplait les reliefs connus des montagnes environnantes, des feuilles bruissèrent derrière lui. Luskar jeta un coup d'œil par-dessus son épaule.

Il n'y avait rien.

Les jardins dormaient, vides d'hommes. Seul le bercement du vent avivait le domaine maudit. Luskar engloutit un amuse-gueule, en inspectant la haie d'où provenait le bruit. Probablement un rongeur. Mais à nouveau, l'arbrisseau tressaillit, plus fort. Toutes les branches de la haie s'agitaient comme si l'on cherchait à s'y frayer un chemin.

Ce n'était pas un rongeur. Plus gros. Bien plus gros. Un humain ? Luskar, lentement, posa son assiette par terre.

Lorsqu'il se redressa, deux yeux, ronds, l'observaient entre les feuillages. Sans ciller. Sphériques. Fluorescents dans l'éclat des lunes.

Ils n'étaient pas humains.

Le temps se suspendit, une dizaine de secondes. Puis Luskar esquissa un pas de côté, pour s'éloigner de la bordure du ravin. Les pupilles le suivirent. Il osa une autre foulée. L'air trembla. La bête grognait. Luskar s'immobilisa à nouveau. Il ne devait pas lui tourner le dos ; une notion de survie élémentaire qu'on apprenait aux enfants des Brunes. Un loup, peut-être ? On en avait vu, ces derniers hivers, descendre dans la vallée pour chercher des proies. Mais le printemps était déjà bien entamé. Et les loups se déplaçaient rarement seuls. Le grognement se prolongea, et l'ombre s'extirpa de sa cachette. Dans l'obscurité se décalqua peu à peu la silhouette d'un quadrupède musculeux. Son pelage ras, brumeux, brillait sur ses côtes saillantes. Un chien — et un gros. Ses mâchoires pouvaient atteindre la gorge de Luskar sans qu'il n'ait eu besoin de sauter bien haut. Une enfilade de crocs, acérés comme s'ils venaient d'être affûtés, se révéla sous ses babines. De sa bouche s'écoulaient des gouttes gluantes, noires. Luskar savait se défendre, mais la bête, tout en muscles, griffes et dents, pouvait facilement lui déchiqueter un ou deux membres dans la bataille.

Les colosses éphémèresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant