V · Jrahir (1/3)

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Malgré la profusion de mets et de boissons, malgré les cierges, les harpes, et la partition des rires et des discussions, quelque chose, dans la salle de bal des Cendres, réfrigérait Jrahir. Nasyra semblait avoir privé le palais de l'essence de vie qu'elle insufflait en toute chose. Les murs de nuée scintillaient comme de la glace noire en liquéfaction et la lumière translucide, projetée par les vitraux, donnait l'impression que les R'muler étaient revenus hanter leur dernière demeure sous une forme sépulcrale.

Jadis, l'âme de ces lieux devait être autrement plus vibrante. Les réceptions données par les anciens seigneurs des Brunes, avant leur condamnation, avaient laissé des traces indélébiles dans les archives. Le vin y coulait comme puisé d'une source intarissable, la musique assourdissait les tympans et les gloussements des courtisanes ricochaient sans fin dans la tour. Dix mètres au-dessus du sol, les estrades privées devaient à l'époque permettre d'admirer les valses des danseurs, ou de s'entretenir en toute discrétion de quelques intrigues importantes ; aujourd'hui, toutes étaient désertes.

Tandis qu'Azupama acceptait le verre d'un serviteur — dont le sourire engageant frisait l'atteinte au protocole — Jrahir jaugeait les autres promis. Certains se tenaient par le bras ; d'autres respectaient une distance de convenance, à moins qu'elle ne soit due à la gêne. Certains échangeaient des plaisanteries ; d'autres inspectaient la salle en buvant leur verre, dans un ennui ostentatoire. Jrahir se demanda quelle impression sa fiancée et lui donnaient.

Azupama portait, bien sûr, un vêtement à la couleur des Colosses d'Azla : blanc. Un lacet doré, autour de sa taille, soulignait ses rondeurs. Elle avait attaché ses cheveux châtains avec une broche, mais quelques mèches ondulées s'échappaient du chignon et flattaient son visage aux joues hautes. Jrahir détourna les yeux avant qu'elle ne remarque son insistance et plongea ses lèvres dans son verre.

Bientôt, Luskar et Azupama, d'un commun accord, se rendirent au buffet. Ni l'un ni l'autre ne prirent la peine de s'assurer que Jrahir les suivait. À la vérité, celui-ci regrettait presque d'avoir invité Luskar. Son frère monopolisait la conversation d'Azupama. D'accord, Jrahir l'avait convié pour estomper l'embarras entre lui et sa fiancée, mais pas pour accaparer toute son attention. Avec un soupir, Jrahir se dirigea vers un mur, tant pour éviter l'attention (ses yeux jaunes, à l'extérieur de Kressen, attisaient la curiosité) que par curiosité scientifique. Comment des pierres si fragiles pouvaient-elles soutenir une telle tour ?

Absorbé dans son inspection, il tressauta lorsque Luskar serra son épaule, pour lui tendre un verrine à l'odeur épicée. « Goûte ça. Ça te changera du ragoût de betteraves.

– Vous êtes les seuls à manger, chuchota Jrahir.

– Et alors ? »

Et alors des invités arrivaient tout juste dans la salle de bal, et alors se ruer sur le buffet donnait l'air d'avoir été éduqué par un troupeau de bœufs, allait-t-il répliquer, mais Azupama les rejoignit à ce moment-là, l'assiette pleine d'amuse-gueules. Jrahir ravala son objection et prit la verrine de Luskar avec mauvaise humeur.

Lorsque tous les convives furent présents, la symphonie des harpes fondit et la clameur des conversations s'essouffla. Quelques silhouettes apparurent à l'une des terrasses de la salle de bal. Une femme s'avança vers le garde-fou de la tribune. Ses cheveux métalliques s'accordaient aux épaulettes argentées de sa robe noire. Son visage carré, lisse, troubla Jrahir. Elle respirait la maturité, mais rien, dans son apparence, ne trahissait le moindre signe d'âge.

Luskar se pencha vers Azupama. « C'est Dame N'gloria, la gouverneure des Brunes.

– Chers invités, déclara la magistrate. Chers Azliens, chers Ruriens, chères promises et chers promis. Un mot d'accueil, pour commencer. Azliens, sentez-vous ici chez vous comme de l'autre côté du monde. Notre terre et nos foyers sont désormais vôtres. J'espère que, sous le patronage des Brunes, vous trouverez le bonheur. »

Les colosses éphémèresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant