IV · Jrahir (2/2)

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Une couche de poussière maculait la fenêtre de la voiture. À travers la vitre, les sommets pointus filtraient les rayons de la fin d'après-midi, et découpaient chaque côté de la route comme une chaîne de dagues. Les Brunes avaient forgé ses habitants à leur image : abruptes, rêches.

Le véhicule cahotait sur les chemins rocheux, si rudement que Jrahir devait s'accrocher à la poignée de la fenêtre pour ne pas s'écrouler sur Luskar. Il essayait tant bien que mal d'ignorer son début de nausée. Heureusement, leur chauffeur du soir, détaché spécialement pour les amener aux Cendres et les en ramener, ouvrit une trappe pour les informer qu'ils arrivaient bientôt.

Face à face, Jrahir sentait l'attention d'Azupama peser sur lui depuis le début du trajet. Lorsque, irrité, il avait confronté son regard, loin de l'esquiver, elle lui avait offert un sourire hésitant. Jrahir s'était aussitôt dérobé vers sa seule échappatoire : la fenêtre. Il ne parvenait pas à trouver quoi dire à sa fiancée, et la réciproque semblait également vraie.

Azupama était, en revanche, plus encline à entamer la discussion avec Luskar. « Vous partez demain, alors ? lui demanda-t-elle.

– En fait, dès qu'on rentrera à Kressen. »

Jrahir crut apercevoir une ombre de déception dans l'expression de sa fiancée.

« Où irez-vous ? demanda-t-elle.

– Perlarmur, sans doute... La capitale du Rursus. »

Azupama s'accouda au rebord de la vitre, soudain rêveuse. « C'est la seule ville de votre Fédération que l'on connaît, chez moi. On dit que là-bas, le soleil ne se couche jamais. »

Jrahir renifla. « Que le soleil ne se couche jamais ? répéta-t-il, sans quitter la fenêtre des yeux. On vous a raconté des mensonges.

– Mais il paraît que c'est très beau », tempéra Luskar.

La jeune femme soupira. « J'aurais tellement aimé y aller. »

Les sourcils de Jrahir se froncèrent tandis qu'il tentait, en vain, d'interpréter ce que signifiait Azupama. Aurait-elle préféré que les Colosses l'envoient à Perlarmur ? Ou émettait-elle juste le souhait de visiter la capitale ?

Pas une fois l'idée de quitter Kressen n'avait traversé l'esprit de Jrahir, même pour voyager, et cette simple réflexion lui semblait parfaitement saugrenue. Ses ancêtres vivaient ici depuis la naissance des vivants. Lui-même avait grandi à Kressen, bâtissait sa carrière à Kressen, et prévoyait bien de terminer ses jours dans le caveau de sa famille, au fond de la mine de Kressen. Qu'est-ce que le reste du monde, si étranger à lui, sa nature, son identité, pouvait bien apporter de mieux ? De toute façon, il n'avait ni l'argent, ni le temps de leur offrir un séjour à Perlarmur. Et puis, lorsqu'Azupama apprendrait à connaître Kressen et les Brunes, elle ne voudrait plus les quitter non plus.

« Voilà les Cendres », s'entendit-il marmonner pour clore définitivement le sujet, autant dans la voiture que dans son propre crâne.

Derrière la forêt de conifères, les rayons déclinants du jour scintillaient sur une vaste étendue d'eau lisse. Les Cendres étaient érigées sur les rivages d'un lac alpin. Ses tours se dressaient au-dessus des frondaisons, et le donjon évoquait une épée pointée sur le ciel. La route bosselée s'arasa peu à peu, jusqu'à se transformer en une allée sur laquelle une demi-douzaine de voiture pouvait rouler côte à côte. Un large pont gardait les portes du château. En contrebas, une fosse vertigineuse laissait deviner le passage d'un bras du lac, large comme un crayon vu de cette altitude. Azupama ouvrit la fenêtre et sortit la tête dehors. La fraîcheur et le sifflement du vent s'engouffrèrent dans la voiture.

Les colosses éphémèresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant