À la surface de la cité, le soleil pointait, timide, entre deux massifs rocheux. Kressen et ses environs ne comptaient pas parmi les régions les plus prospères du Rursus. Ici, les terres abruptes empêchaient le développement de cultures abondantes. Seuls les conifères survivaient sur les pentes raides des monts et au climat des hauteurs. Passée une certaine altitude, les pics ne s'habillaient plus que de roche rousse — mais, ce matin-là, les nuages adoucissaient les sommets de la chaîne des Brunes.
Toujours afféré à l'Institut, Jrahir sortait peu de Kressen. Comme chaque fois qu'il posait pied sur la terre ferme, il redécouvrait la noblesse des monts, ses silencieux voisins. Bénis soient les Colosses de ne pas l'avoir envoyé en Azla ; il n'aurait quitté ces lieux pour rien au monde.
La cérémonie se déroulerait au temple des Colosses, bâti sur les reliefs d'un massif. Jrahir foulait les sentiers alpestres depuis une heure. Ses parents le suivaient à la distance protocolaire, en compagnie de quelques membres de la famille. L'ascension du jeune promis était une étape solitaire et silencieuse. Au bout des épines perlait la rosée, et la palette orangée de l'aurore se reflétait sur les toiles d'araignée suspendues entre les troncs. Jrahir endurait la clarté comme un supplice. Une bourrasque fit valser la flamme de sa chandelle. Il la protégea avec sa paume. Le rite voulait que les jeunes promis acheminent chacun une bougie, du pied du massif jusqu'au temple. Laisser mourir le feu présageait de mauvaises choses pour l'union à venir. La cire dégoulinait le long du cierge et ruisselait sur la main de Jrahir. La brûlure lui arrachait des grimaces, mais les gouttes se solidifiaient rapidement.
Chaque pas lui donnait envie d'abjurer tous ses devoirs et de retourner dans son trou, mais chaque pas l'attirait aussi un peu plus vers le temple. Jamais il n'insulterait la paix des Colosses. Peut-être que sa fiancée lui serait indifférente, voire antipathique — probablement indifférente au début et antipathique ensuite. Ou bien, peut-être bâtiraient-ils une forme d'amitié, forgée par des années de cohabitation. Il s'agissait du scénario le plus optimiste. Le troisième scénario, celui selon lequel lui et sa promise vivraient une idylle bénie des dieux, était une idée aussi fantasque que d'imaginer que Luskar aurait été remercié par l'armée avant l'heure grâce à ses bons et loyaux services.
Le sentier s'aplanit peu à peu, et derrière les sapins s'esquissèrent des colonnes de grès. Le temple se dressait là, à quelques pas. Deux statues gardaient le sanctuaire. Chacune s'élevait à une vingtaine de mètres d'altitude. Par temps dégagé, on apercevait parfois leur crâne depuis l'entrée de la mine. Leur surface noire semblait brûler sous les rayons pourpres de l'aube.
La statue de gauche représentait un homme, bras croisés. Planté dans son socle, jambes légèrement écartées, tout, chez lui, évoquait la force. Sa mâchoire, puissante, se dressait vers l'horizon, au-delà de la chaîne des Brunes, au-delà des mondes terrestres. Une simple étoffe, accrochée à son épaule, dissimulait sa taille, mais faisait la part belle à son torse, dont chaque muscle était dessiné avec une précision chirurgicale. La statue de droite représentait une femme, non moins robuste. Une tunique plissée, incrustée de véritables nuées, la revêtait. Les pierres scintillaient dans le levant, pulsant à une cadence qui leur était propre, impossible à calculer, même par le meilleur nubesologue. Les cheveux frisés de la statue semblaient flotter dans la brise des Brunes. Un faucon de pierre, bec ouvert et ailes déployées, reposait sur son épaule. Prêt à plonger, aurait-on dit, sur le premier visiteur inopportun.
La déesse se prénommait Nasyra, la divinité tutélaire du Rursus. Son acolyte, Sandor, était son héritier : il reprendrait l'œuvre de sa génitrice à la fin de ce cycle, et inaugurerait sa propre ère. Ainsi allait le monde, et ainsi tout recommencerait, une nouvelle fois. Aux pieds des deux Colosses, les problèmes de Jrahir lui parurent ridicules. Un jour ou l'autre, toutes ses angoisses disparaîtraient ; mais le respect que devaient les vivants aux Colosses, lui, était éternel.
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Les colosses éphémères
FantasíaJrahir souhaitait vivre et mourir à Kressen, après une carrière reconnue comme artisan nubesologue. Seule une variable pouvait perturber son plan : ses fiançailles, avec une inconnue venue l'autre côté du monde, pour honorer une tradition ancestrale...