IV · Luskar (1/2)

10 2 4
                                    

Jrahir, sa promise et tous les Strotiel étaient redescendus à Kressen vers dix heures du matin. Durant le repas donné en l'honneur d'Azupama, Jrahir ne décrocha pas un mot, et se contenta de scruter le fond de son assiette. À chaque question sur la cérémonie, il prétexta ne plus se souvenir. Avant le dessert, il invoqua un travail pressant à l'institut, et s'éclipsa. Son départ souffla un silence embarrassé à table. Leur père inventa quelques excuses (« il est très sollicité en ce moment » ) qui sonnaient terriblement faux. Luskar réprima un soupir à l'intérieur de lui. Que Jrahir ait besoin d'un temps d'adaptation lui paraissait bien naturel ; mais abandonner Azupama ainsi, devant toute la famille, c'était humiliant.

Lorsque les convives partirent se coucher (il était déjà treize heures !), Luskar allégua un début de migraine pour éviter un tête-à-tête embarrassant avec sa belle-sœur. Il rêvait d'occuper cette journée de la même façon que la précédente : en plongeant sous ses couvertures. Mais, trop habitué à rester aux aguets pour se laisser happer par les songe, le sommeil lui échappa. Il abandonna l'idée du repos. Quitte à être éveillé, autant s'occuper l'esprit en essayant de réparer les bévues de son frère — à défaut des siennes. Il partit donc en quête d'Azupama, et la trouva dehors, assise sur un rebord de pierre, à observer le trou béant de la mine. Un instant, Luskar cru qu'elle envisageait de se jeter dans la fosse (réaction bien naturelle pour quiconque serait condamné à passer la fin de ses jours ici), mais il se rassura vite. Elle gribouillait, en fait, dans un carnet. Sur le papier, un gouffre était esquissé au crayon et entouré d'annotations rédigées dans un alphabet inconnu.

Azupama le remarqua et lui adressa un sourire solaire — le même sourire qu'elle était parvenue à maintenir tout au long du repas, même face à l'expression de buffle de Jrahir. Luskar en éprouva d'autant plus d'incompréhension à l'égard de son frère. Avait-il seulement essayé de parler à sa fiancée ?

Luskar lui proposa de visiter Kressen, dépeuplée à ces heures-là. Il sélectionna à dessein les endroits les moins lugubres. Puisque Azupama était destinée à vivre ici, autant ne pas l'effrayer tout de suite. Après avoir parcouru l'alvéole rocheuse que l'on utilisait comme place du marché, ils regagnèrent les terrasses extérieures de Kressen. Au milieu de l'après-midi, l'ombre des montagnes avait déjà mangé la ville.

Derrière lui, Azupama avançait à pas prudent, yeux rivés sur les pavés irréguliers de la rue.

« On s'y fait, dit-il. À l'obscurité. Vous vous y habituerez aussi. »

Luskar vouvoyait rarement, surtout les gens de son âge. Il usait le moins de déférence possible envers ceux qui attendaient précisément des marques de respect — mais il n'imaginait pas s'adresser autrement à Azupama. Peut-être était-ce l'aura que lui conféraient ses origines lointaines. Les médisances sur l'Azla ne manquaient pas, pourtant. Il n'était pas rare, dans les discussions de comptoir et dans les vieux proverbes, qu'on assimile les Azliens aux animaux les moins glorieux. Azupama discréditait tous ces racontars, sans avoir à lever un seul doigt.

Elle répondit, avec un accent qui transformait l'âpreté des « r » en une sonorité roulante : « J'espère m'habituer avant de me casser une jambe. »

Sortie du temple, Azupama avait surpris tous les Strotiel : elle parlait déjà le rurien. Sa prononciation rendait inintelligible la moitié de ses mots, mais elle utilisait un vocabulaire plus élaboré que la plupart des crétins de Kressen. Elle s'était plongée toute entière dans des manuels linguistiques à l'annonce de ses Promesses, avait-elle expliqué.

« L'institut est par ici. Il faut que l'on aille chercher Jrahir », dit Luskar.

Azuma releva la tête vers Luskar. « Nous accompagnerez-vous, ce soir ? »

Les colosses éphémèresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant