18. AURORE

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Il y a de nombreuses façons de tester mes limites – je suis du genre à m'énerver assez facilement –, mais il n'y en a qu'une seule qui puisse véritablement me faire sortir de mes gonds. Une seule qui, sans doute, justifie ma présence ici, et une seule, toujours, qui explique pourquoi Jann Mercier me sort par les trous de nez.

C'est sans doute pour ça, aussi, que je me bats dans le vide pour établir un lien avec cette version de moi-même insupportable, qui fait des va-et-vient comme ça lui chante, et sans jamais me rendre de comptes, pour finir par rouler des pelles à ce crétin enjoué. Encore un détail à ajouter à la liste de ce qui m'agace sur cette station de merde. Si seulement j'avais un endroit à regretter, aussi, ça donnerait un sens à mes plaintes. Mais à quoi bon dire « Oh, comme la Terre me manque » ? Ou « J'aimais tant sentir mes poumons frémir sous l'acidité de l'air contaminé, galoper dans les forêts de bois mort en ne sachant jamais quand tout risque de s'embraser à nouveau ». Il faut être un parfait crétin pour regretter la Terre, ou pour penser qu'on peut encore la sauver. Mais faire partie d'un groupe de crétins ne m'a jamais dérangée, tant que j'avais encore l'espoir que ça puisse m'être utile. Pourtant, il a fallu que cette version-là débarque, prenant toute la place comme si elle était seule au monde. Débarquant en plein milieu de la journée et s'installant avant que j'ai eu le temps de lui établir les règles de conduite.

Je remonte les escaliers quatre à quatre, essayant d'ignorer la brûlure de l'effort tandis que j'atteins le cinquième niveau, le souffle court. Je suis de retour dans le couloir principal et prends la direction de l'Aquarium. Je croise Jann sur le trajet, mais l'ignore, bien qu'il se rende au même endroit que moi. Je le double sans le calculer.

Chaque fois qu'il me jette un coup d'œil, guettant quelqu'un d'autre que moi-même, j'essaye de le duper, mais son doute ne dure jamais plus d'une seconde. Je n'ai jamais réussi à reproduire son air d'emmerdeuse décrit par Eddie, même en prenant une attitude ultra concentrée devant un vieux bouquin ennuyeux. De toute façon, je ne vois pas bien ce que ça aurait changé. Ce n'est pas avec Jann que j'ai envie de discuter – merci bien ! – mais avec cet autre « moi ». J'aimerais établir un contact, connaître ses intentions. Mais elle n'a pas écrit dans le journal, cette crétine. Version vingt-neuf dans toute sa splendeur. Le seul truc que je peux lui concéder, c'est qu'elle a eu le mérite de tenir sa langue. Sinon, elle aurait sans doute tout foutu en l'air.

Je sais qu'elle l'a vu. Elle n'a rien écrit dedans, se contentant d'un petit trait pour prendre sagement son petit numéro, mais rien. Pas d'autre trace. Et la seule raison pour laquelle je sais qu'elle a le même point commun que toutes les autres, c'est que si les choses avaient été différentes, alors elle aurait écrit. Je le sais à la façon avec laquelle elle s'applique à faire comme si de rien n'était. Si c'était nouveau, elle aurait forcément eu des questions. Elle aurait voulu agir. À la place, elle s'enferme dans autre chose. Elle a beau m'être totalement étrangère, elle m'est également plus familière qu'elle ne le croit. Ou que ne le croit Jann.

Mais je ne peux pas laisser une donnée inconnue brouiller les résultats que je tente d'obtenir, et maintenant qu'elle est partie, je peux enfin me concentrer.

Je débarque dans le petit salon et prends place sur le fauteuil le plus au fond de la pièce. Le plus loin possible de Jann. Il reste de toute façon toujours à la porte, prêt à bondir dans le feu d'une action imaginaire. Stupide.

Marcie est déjà là, mais elle reste en retrait, comme si elle ne comptait pas prendre la parole. Ça promet d'être une réunion encore plus chiante que d'habitude. Même l'air endormi d'Eddie dans son fauteuil n'annonce pas la moindre rebuffade au programme. Et si je trouve son attitude souvent exaspérante, j'aime bien lui faire croire le contraire, histoire de l'encourager. Ça apporte un peu de piquant dans l'ennui mortel. Foutre la merde, c'est un peu ma seconde nature. La sienne aussi, d'ailleurs, même si c'est sans doute pour des raisons qui m'échappent. Ça constitue notre seul point commun, et ça agace encore plus les autres. Je le sais. Je l'ai calculé.

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