14. JANN

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J'ai l'impression que les journées à bord d'Aquila s'allongent. Que plus on a de matière à explorer, plus le temps semble s'étirer. Le mois de novembre est déjà sur nous depuis plusieurs jours, et c'est difficile de ne pas devenir dingue. En fait, c'est surtout l'absence de Rory qui me pèse. Ses visites sont le seul moment où je me sens enfin allégé, comme si elle partageait le poids avec moi. Je ne lui ai pourtant pas rapporté que, si d'ici fin novembre nous n'avons pas fait de véritables progrès, il nous faudra céder notre place à de « vrais scientifiques ». C'est le terme sous-entendu par mon père, je peux le voir dans son regard même à travers l'écran. Il est lassé de regarder son fils faire mumuse avec ses copains sur une station spatiale abandonnée.

Si je ne sentais pas l'importance de ce qu'on essaye d'accomplir, j'aurais presque la sensation d'être un fils pourri-gâté en plein caprice. Ce que je suis sans doute. Mais il y a pire que d'utiliser sa part de la fortune familiale pour essayer de sauver le monde, non ? Et puis, tout ça est sur le point de changer. Ce manque de reconnaissance... Car les données collectées par notre équipe sont phénoménales. Il y a tout ce qu'il faut: preuve de la possibilité d'ouvrir une fenêtre sur le futur, et même d'utiliser les informations acquises pour le modifier directement... Il ne reste plus qu'à savoir quoi faire de toutes ces infos. Comment les trier, et surtout, comment les présenter. Pour l'instant, je préfère encore faire face au regard sceptique de mon père sur le vieil écran plutôt que de lui révéler le tournant qu'à pris notre expérience. C'est une décision tellement importante à prendre.

La porte du labo s'ouvre sur Marcie, dont l'énergie semble s'être métamorphosée ces derniers temps. Il paraît loin le temps où elle faisait semblant de s'endormir sur son clavier en espérant gratter quelques heures de repos. Maintenant, elle est de nouveau animée. Rory a cet effet sur les gens. Même quand on ne sait jamais vraiment quand est prévue sa prochaine visite, le temps entre-deux est passé à rééplucher et croiser toutes nos données et celles de notre voyageuse temporelle. Et rien que ça, ça met une toute autre ambiance sur notre station.

— Alors, tu as fini ton rapport ?

Je soupire face à la question de Marcie. Techniquement, je pourrais le finir. Mais après, quoi ?

— Non. Ça prend du temps...

— Mouais... Je t'ai dit que je pouvais t'aider.

— Ça va, j'y suis presque de toute façon.

Marcie me fixe, comme si elle essayait de déceler ce que je lui cache, mais heureusement pour moi elle s'abstient de tout commentaire. Je sens pourtant qu'il faudra bien que j'aille au bout. Ou que je lui parle de ce qui m'empêche de mettre le point final sur ce tas de paperasse.

— Ok, alors je propose qu'on essaye de se concentrer un peu sur les dernières informations récoltées des voyages de Robbie et Alec...

Elle a raison, bien sûr, de continuer d'accorder l'attention nécessaire sur les visites de nouvelles versions – surtout que c'est le but originel du projet –, mais c'est étrange de devoir détacher mon esprit de toutes ces histoires de futur, qui me paraissent bien plus importantes.

Marcie doit bien sentir ma réserve, puisqu'elle ajoute:

— Je sais que ça n'a rien de très fun comparé aux scoops de Rory, mais il peut toujours se cacher de nouvelles pistes là-dedans, et il ne faudrait pas les louper parce qu'on est trop aveuglés par autre chose...

— Je sais. Tu as raison.

— J'ai toujours raison, confirme Marcie avec sérieux.

Je souris et accepte de détacher mes yeux du dossier Rory – comme je l'ai rebaptisé – pour me concentrer sur « Alec V14 » et « Robert V19 ».

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