Je sais que je ne rencontrerai plus jamais rien ni personne qui m'inspire de la passion. Tu sais, pour se mettre à aimer quelqu'un, c'est une entreprise. Il faut avoir une énergie, une générosité, un aveuglement... Il y a même un moment, tout au début, où il faut sauter par-dessus un précipice ; si on réfléchit, on ne le fait pas. Je sais que je ne sauterai plus jamais.
{Jean-Paul Sartre}
Mes doigts congelés me font réaliser que je suis suspendu à un espoir vain depuis plus de deux heures. Il est dix-neuf heures et j'attends encore que la vieille Mercedes de mon père apparaisse. Il ne reste que moi ici. Assis sur le muret comme je le fais chaque matin, dans le noir, seules les clopes que je m'enfile permettent de voir le bout de mon nez. Je suis frigorifié mais cela, de toute évidence, mon père n'en a rien à battre. Face au lycée qui me paraît plus morbide chaque seconde qui défile, je me lève, soupire pour faire sortir la déception de mes poumons et fait les premiers pas qui me mèneront jusqu'à chez lui. Il n'habite pas si loin du lycée, y aller à pied est faisable. Je devrais peut-être passer au Colossal Coffee pour me réchauffer un peu avant de crever de froid sur le bord de la route. Après tout, cela gênerait les passants. Et cette pointe de déception ne veut pas se taire. Elle ressemble à un millier de clous qui se déposent sur ma peau. Leur pointe commence à faire pression sur mon épiderme. Les picotements se font ressentir. Et sans laisser une seule goutte de sang perler au sol, les clous continuent d'appuyer là où ça fait mal. C'est la pointe de déception que je ressens. Des milliers de clous qui m'accompagnent jusqu'au café pour m'y réchauffer le temps de quelques minutes. Pour m'y préparer mentalement à l'affrontement que j'aurais avec mon paternel.
Je voulais juste être avec lui, mais c'était encore trop demandé. Pendant que la condensation sortant de mes narines et de ma bouche témoigne des trois petits degrés de cette soirée, il est certainement au chaud près de la cheminée avec cette femme enceinte dans les bras. Je ne suis pas jaloux d'elle. Je ne l'aime pas parce qu'elle est celle que mon père a choisi, tout comme ma mère a choisi Pixis. Être leur fils ne signifie rien pour ces deux-là. Le sang qui coule dans mes veines est aussi le leur mais ils n'en ont rien à foutre. Et ça je ne le supporte pas. Ces deux personnes, Pixis et Dinah ont le droit de les connaître, d'être proches d'eux, d'être leur famille alors qu'ils ne sont dans leur vie que depuis peu de temps. Et moi, je cours après mes parents depuis dix longues foutues années. Ils ne m'ont jamais vu trébucher dans cette course puisqu'ils ne se sont jamais retournés vers moi. Je ne sais plus quoi faire. Lorsqu'on court pendant dix ans chaque jour, il est impossible d'arrêter. J'ai pris l'habitude d'avoir cet espoir vain dans le cœur. Cette part de moi, attaché à eux, j'aimerais qu'elle leur soit arrachée. Mais les racines de cette espérance sont profondes, lourdes et gigantesques. Alors j'ai peut-être ralenti la cadence, je ne cours plus après eux, mais je marche. Je continue de marcher après eux.
Les mains dans les poches de mon sweat à capuche un peu trop léger pour un début d'hiver, la clope entre les lèvres, un pas après l'autre, je me prépare à aller chez mon père en sachant ce qui m'y attend. Les trois appels et vingt-deux messages que je lui ai envoyés ne l'ont pas secoué. Peut-être qu'en me voyant, il réagira enfin.
Je pose ma main sur la poignée de porte. La cling-cling signale ma présence. Je jette mon attention vers le comptoir le temps d'une courte seconde ; le Patron me fait un clin d'œil. La serveuse dont le nom m'échappe me sourit gentiment. Je vais m'asseoir à ma place habituelle alors que je sais qu'il est déjà en train de préparer mon café. Les machines bruyantes en témoignent. Je me tourne vers la vitre. Le noir de dix-neuf heures et les lumières du café font refléter la couleur de mes yeux à travers cette vitre qui aurait dû me révéler le monde. Mes yeux hétérochromes. Mes maudits yeux de couleurs différentes. Ils sont identiques à ceux de mon père. Il y a bien longtemps ma mère en est tombée amoureuse. Elle adorait le regard de mon père. Elle aimait la couleur de ses iris. Mon père avait connu une certaine discrimination à cause de ceux-ci. Ce fut une incroyable joie qui s'immisça en lui lorsqu'elle lui formula des compliments à propos de ceux-ci. Et elle l'a trahi. Il a cessé d'aimer ses yeux parce qu'ils lui rappelaient non seulement la discrimination de son enfance mais aussi la trahison de ma mère. Alors lorsqu'il me regarde et qu'il voit ses yeux sur mon visage, il s'agace. Il se voit en moi. Il voit ma mère en moi et il me hait pour ça.
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Bʀᴏᴋᴇɴ Bᴏʏs
FanfictionEt ils me cognent. Ils me bousculent et m'empoisonnent. Ils m'abîment et me corrompent. Ils me pourrissent. Ils pullulent et me pervertissent. Ils s'accrochent à moi, ne me laissent pas. Ils me soufflent des mots noirs, des mots tentant. Ils me chan...