La dernière carte du jeu (Chishiya)

2. Le voisin

Un sweat noir taché de sang, une sorte de bermuda en polyester de la même couleur. Un t-shirt blanc à motifs d'éléphants rouges. Ses longs cheveux noirs tombant en rideau brut sur un visage ovale. ''Je ne suis même pas bien habillée'', songea-t-elle.

Face à Aiko, les membres exécutifs ainsi que le Chapelier qui la regardaient, d'un œil plus ou moins absent. Bien qu'elle les voyait régulièrement derrière le chef de la Plage lorsque celui-ci s'exprimait, elle avait l'impression de les découvrir. ''Tous des larbins prêts à servir leur maître'', pensa-t-elle d'un ton acide. ''Ce n'est même pas triste, plutôt pathétique''.

- Voici Cheon Aiko, la présenta le Chapelier. Celle qui a apporté le neuf de carreau.

- Elle n'était pas toute seule, fit remarquer une femme au teint pâle et au carré lisse coupé aux épaules.

- Non, mais elle menait l'équipe, lui rendit Niragi avec un regard de chasseur.

Aiko n'était pas dupe : Niragi ne prenait pas sa défense parce qu'il l'appréciait mais parce qu'il ne pouvait s'empêcher de se confronter à tout le monde, qu'elle qu'en soit la raison.

- Assis-toi là, lui indiqua le Chapelier. La réunion peut commencer.

La jeune femme trouva une place non loin de la femme au carré lisse. Au moment de s'asseoir, elle scruta son voisin, qu'elle n'avait jusque là pas remarqué : un homme d'à peu prés son âge, parfaitement silencieux. Il portait un sweat blanc à capuche et gardait les mains dans ses poches. Il avait les traits fins, des yeux noirs, profonds et observateurs comme ceux d'un chat et possédait des cheveux blonds dont quelques mèches venaient caresser sa joue.

Contrairement à ses coéquipiers, l'homme ne participait pas au débat qui commençait à s'élever à la table : il scrutait l'ensemble du conseil avec un visage neutre et terriblement...

Aiko ne savait pas quoi penser. Il dégageait une espèce d'aura plus calme que ses pairs, et surtout plus libre, différente. Cela la rendit méfiante aux premiers abords, cependant elle fut tentée d'aller vers lui, passé un certain temps à le regarder.

- C'est un peu le désordre pour un conseil responsable de la Plage, non ? le questionna-t-elle, mettant en œuvre toutes ses compétences en communication.

Le blond bougea à peine, et pourtant les traits de son visage semblèrent se détendre.

Imperceptiblement.

- Je prends ça comme un spectacle amusant, fit-il. Ils sont persuadés d'avoir raison. Ça les rend stupides.

Sa condescendance surprit son interlocutrice, bien qu'elle ne fut pas déplue.

- Parce que toi, tu es le vrai cerveau de la table, c'est ça ?

C'était une douce ironie, mais le jeune homme resta très sérieux.

- Tout à fait. Je suis un peu...celui qui permet à la Plage de survivre.

Aiko arqua un sourcil, mi-amère mi-intriguée devant tant d'arrogance.

- Ah ouais. Je vois.

Elle resta silencieuse un moment.

- Je t'avoue que, au vu de récit de certains participants, je trouve que tu as bien mérité ce neuf de carreau, fit le blond d'un ton plus doux.

- Parce que j'ai droit à ton mérite désormais ?

- Non, non : je veux dire que ça me semble costaud pour un neuf. J'ai fait le dix, et pourtant je ne sais pas si j'aurais réussi à mener l'équipe de la Plage jusqu'au bout comme tu l'as fait. Bravo.

Aiko se tourna vers son interlocuteur qui la regardait avec un demi-sourire. Elle se détendit devant son air amusé. L'expression qu'il prenait faisait tomber la lumière de la salle sur les courbes de son visage avec une certaine harmonie, comme le ferait un peintre pour son tableau.

- C'est gentil, répondit-elle sans rien ajouter.

Cela le fit rire. Trois exclamations enjouées, un rire qui tintait comme une cloche de laiton poli.

- Shuntaro Chishiya, se présenta-t-il. Étudiant en médecine dans l'autre monde.

Il tendit la main en symbole de paix, qu'elle serra. Sa peau était douce et tiède, aussi mitigée que lui.

- Cheon Aiko. Joueuse d'échecs.

Le dénommé Chishiya garda son expression narquoise, quoique légèrement hautaine avant d'ouvrir la bouche pour répondre quelque chose.

- Chishiya, l'interrompit le Chapelier. Aiko. Quelque chose à ajouter ? Nous pouvons clore la réunion ?

La jeune femme n'avait plus aucune idée jusqu'où le débat était parti et secoua la tête.

- Rien de particulier, dit-elle d'une voix redevenue froide.

Son voisin l'imita d'un geste souple.

- Non plus.

- Alors la réunion est levée. Vous pouvez retourner à vos occupations.

Aiko se leva de sa chaise, suivant le mouvement des autres membres et se tourna vers le blond qui s'était déjà silencieusement mis debout.

- On se reverra très vite, fit-il d'une voix feutrée.

- J'en serais ravie.

Sa réponse cordiale le fit sourire.

- Au fait, ajouta-t-il en se dirigeant vers la porte, les éléphants sur le t-shirt ça fait pas très plage tu sais ?