5. Le médecin.

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Aiko avait découvert les échecs lorsqu'avait été soufflée sa dixième bougie.

- C'est un jeu qui se pratique beaucoup aux États-Unis, lui avait dit son père en lui offrant son cadeau. Et en Europe aussi. Mais les meilleurs, ce sont les russes.

La jeune enfant avait ouvert l'échiquier et découvert les pions. La tour, c'est lui qu'elle préférait, toute droite et majestueuse. Son géniteur avait souri une deuxième fois lorsqu'elle l'avait prise pour l'admirer.

- Tu veux que je te montre ?

Aiko avait ainsi appris le placement des pions et leur fonctionnement. Ensuite, sa mère et son beau père étaient arrivés et avaient déclaré qu'il était temps pour lui de partir, qu'il avait assez vu la petite et que leur fille n'avait pas besoin de s'encombrer de toutes ses inepties.

Deux ans plus tard, Aiko se retrouvait en tournoi. Il n'y en avait pas tant au Japon, mais à Tokyo, on trouvait de tout et elle avait payé son droit de participation avec le liquide de son beau-père qu'il réservait pour ses clopes. Quatre ans après, elle était invitée par le maître aux échecs du pays à Copenhague pour un tournoi international.

- Aiko Cheon, Japon, avait déclaré l'arbitre avec un accent terriblement anglais.

En Europe, on inverse l'ordre du nom et du prénom. Cheon Aiko avait l'impression d'avoir échangé son prénom et son nom, celui de sa mère. Cheon. C'est avec lui qu'elle a remporté la cinquième place au tournoi de Copenhague, puis la seconde au tournoi de Rome.

Ensuite, son beau père lui avait interdit de repartir à l'étranger.

Elle ne savait faire que ça, les échecs. Elle n'avait ni d'études en cours, ni de travail. Sa famille lui payait tout ce dont elle avait besoin. Mais elle savait qu'il lui faudrait un jour trouver quoi faire. Cette situation n'allait pas durer éternellement.

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La première balle lui érafla l'épaule. La seconde transperça la chair en-dessous de la clavicule. La dernière alla se loger au milieu de sa poitrine, en échange d'une giclée de sang.

Aiko atterrit lourdement sur le sol, en proie à une douleur inimaginable. Elle ne cria pas néanmoins : elle souffrait en silence. Sa vue se troublait, elle ne faisait plus attention à ce qu'il se passait. Il y eut un bruit d'explosion qu'elle enregistra à peine pour conclure que la Chose avait bien été tuée.

On la transporta quelque part : elle ne savait plus où. Elle sentait l'impact des balles dans son corps, sa chair déchirée, la plaie frottée par l'air froid de la nuit. Des gens lui parlaient, elle ne savait pas qui : tout n'était plus que lumière floue et son vague.

- Fais quelque chose ! hurla une voix vaguement reconnaissable. Tu es médecin, putain de merde !!

Aiko tenta de se raccrocher aux sons qu'émettait cette personne pour former un peu d'incohérence dans son esprit.

- Reviens, espèce de lâche ! Fais face à tes responsabilités !

Rien n'y faisait. Elle n'arrivait plus à identifier quoi que ce soit.

Elle ne perdit pas conscience : elle avait trop mal pour cela. À la moindre respiration elle avait l'impression qu'on remuait une lame dans ses poumons. Elle aurait pu mourir tant la douleur était atroce : elle n'aurait pas voulu, mais à ce moment-là la vie n'avait qu'une moindre importance.

Pourvu que ça s'arrête. Vite.

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Lorsqu'Aiko ouvrit les yeux elle fit face à une lumière chatoyante. Elle dut néanmoins battre plusieurs fois des paupières pour s'y accoutumer. ''Je me suis endormie finalement''. La douleur avait presque disparu, c'était le principal. La jeune femme prit quelques minutes à profiter tout simplement d'être là, en vie et plus ou moins confortablement installée. Dans ce monde cruel où les gens mourraient comme les feuilles en automne, il était bon de savourer chaque moment de répit.

La dernière carte du jeu (Chishiya)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant