Chapitre 12

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Serafina fit le vide dans son esprit. Elle ne pensa plus à rien ni à personne, seulement à la musique et à la magie.

La magie dépendait de tant de choses : du talent de la personne, de son expérience, de sa persévérance, de la position de la Lune, du rythme des marées, de la proximité des baleines... Cela ne se mettait vraiment en place qu'une fois à l'âge adulte ; Serafina en était consciente. Mais c'était aujourd'hui qu'elle en avait besoin, et elle priait les dieux pour que la magie ne lui fasse pas défaut.

Prenant une profonde inspiration, elle alla puiser au fond d'elle la force et la confiance dont elle avait besoin, et commença à chanter. Sa voix, haute et claire, portait merveilleusement bien dans l'eau. Elle commença par un chant de bienvenue, simple et charmant, à l'intention des Matalins, décrivant combien la Miromara était heureuse de les accueillir. Lorsqu'elle eut fini, elle se baissa jusqu'au sol, ramassa une poignée de sable et la jeta au-dessus de sa tête. Nihil ex nihilo. C'était la première règle de la magie marine : Rien ne sort du néant. La magie a besoin de matière première.

La voix de Serafina s'empara du sable en s'élevant dans l'onde, le façonna, puis l'agrémenta de couleur et de lumière pour qu'il prenne l'apparence d'une île à la végétation luxuriante, dotée de ports animés, de palais et de temples. Elle agrandit l'image jusqu'à ce qu'elle remplisse l'amphithéâtre. Elle fit ensuite appel à un banc de petits poissons argentés qu'elle transforma en habitants insulaires et, lorsqu'elle eut, fini, son image se métamorphosa en un véritable tableau vivant.

L'île, raconta-t-elle à ses auditeurs, était l'ancien empire de l'Atlantide, niché au coeur de la mer Égée. Ses habitants étaient les ancêtres des Mer. C'était leur histoire qu'elle chantait à présent. Sa voix n'était pas la plus belle du royaume, ni la plus travaillée, mais elle était pure et sincère. Elle envoûta immédiatement son auditoire.

En se servant de sa magie, elle montra comment des hommes des quatre coins du monde, artistes, érudits, docteurs, scientifiques - les esprits les plus éminents de leur époque -, étaient venus s'installer sur l'île de l'Atlantide. Elle montra des fermiers dans leurs champs, des marins sur leurs navires, des marchands dans leurs échoppes... Tous paisibles et prospères. Son chant parla des puissants mages de l'île, les Six Souverains Originels : Orfeo, Merrow, Navi, Pyrrha, Sycorax et Nyx. Elle chanta la grandeur et la splendeur de l'Atlantide.

Puis elle raconta la catastrophe.

Gonflée par l'émotion, sa voix glissa progressivement en mode mineur pour narrer comment l'Atlantide fut dévastée par un violent tremblement de terre. Elle attira à elle la lumière venant du dessus, poussa et plia l'eau, fît apparaître des images pour illustrer la destruction de l'île : son sol qui se fissurait, la lave qui sourdait de ses blessures, les cris de son peuple.

Elle parla de Merrow et de la façon dont elle avait sauvé les Atlantes en les encourageant à sauter dans l'eau, puis en priant Neria de leur venir en aide. Tandis que l'île agonisait, s'enfonçant peu à peu sous les vagues, la déesse métamorphosa ses habitants terrifiés et leur fit don de la magie marine. Au début, ils se débattirent, luttant pour garder la tête au-dessus de la ligne des eaux, puis ils hurlèrent lorsque leurs jambes se soudèrent et que des nageoires se mirent à bourgeonner sur leur peau. Lorsque la mer finit par les happer, ils essayèrent de respirer dans l'eau et souffrirent l'agonie. Certains réussirent. D'autres non, et les vagues emportèrent au loin leurs cadavres.

Serafina laissa les images de l'Atlantide dévastée sombrer au fond de l'eau et s'estomper. Puis elle lança une seconde poignée de sable et fit apparaître une nouvelle image : la Miromara.

Montre-leur ton cœur, lui avait dit Thalassa. C'est ce qu'elle allait faire. La Miromara était son cœur.

Joyeux, son chant parla des survivants et raconta comment ils firent de Merrow leur souveraine. Elle chanta la Miromara, devenue le premier royaume du peuple mer. Sa voix monta en flèche, gravit les octaves avec souplesse, chaque note parfaitement à sa place. Elle montra les Mer dans toute leur beauté : certains parés des écailles lisses et argentées d'un maquereau, d'autres pourvus de pattes de crabe ou d'une carapace de homard, d'autres encore dotés d'une queue d'hippocampe ou de tentacules de calmar. Elle parla des dons de Neria : le canta mirus et le canta prax.

Elle montra comment les Mer de Miromara se dispersèrent dans toutes les eaux du monde, douces comme salées. Certains, nostalgiques de la région qu'ils avaient quittée humains pour rejoindre l'Atlantide, retournèrent au large de leurs terres d'origine et fondèrent de nouveaux royaumes : l'Atlantica, le Qin, dans l'océan Pacifique, les fleuves, rivières, lacs et étangs d'Eaudouce, l'Ondalina dans les eaux arctiques et l'empire de Matali dans l'océan Indien.

Serafina attira ensuite quelques rayons de soleil. Elle les roula en une boule qu'elle laissa tomber au fond de la mer. Lorsque la sphère solaire toucha le sol, elle éclata dans un embrasement de lumière dorée. À mesure que la pluie scintillante retombait, elle dépeignit la Matali et raconta son histoire, depuis ses débuts comme simple avant-poste au large des Seychelles jusqu'à l'empire qu'elle était devenue, englobant l'océan Indien, la mer d'Arabie et le golfe du Bengale.

Elle chanta l'amitié qui liait la Miromara à la Matali et fit apparaître les portraits éblouissants de l'Empereur et de l'Impératrice, les complimentant pour leur règne juste et éclairé. Puis, malgré la peine que cela lui causait, elle se représenta avec Mahdi, flottant l'un à côté de l'autre en tenue de cérémonie comme ils le seraient bientôt pour la célébration de leurs fiançailles, et exprima l'espoir qu'ils gouverneraient leurs deux royaumes avec la même sagesse que leurs parents, en plaçant le bonheur et le bien-être de leurs peuples au-dessus de tout le reste.

Les images s'estompèrent en glissant vers le sol, telles les braises d'un feu d'artifice au cœur de la nuit. Serafina resta immobile tout du long, la poitrine haletante, puis elle termina son chanvoûtement comme elle l'avait commencé, sans image ni effet visuel : sa voix, seule, demandant aux dieux de préserver pour toujours l'amitié entre les deux royaumes. Enfin, elle courba la tête en hommage à Merrow, à toutes les personnes présentes, mais aussi à la mer elle-même, la grande bleue, éternelle et infinie.

Le silence était tel, lorsque Serafina s'inclina, que l'on aurait pu entendre une bernacle éternuer.

Trop silencieux, songea-t-elle, le cœur serré. Oh non. Ils ont détesté !

Mais, lorsqu'elle releva la tête, une clameur formidable se fit entendre. Une clameur joyeuse, bouillonnante. Son peuple l'ovationnait, encore plus bruyamment qu'il ne l'avait fait après le rituel du sang. Ils jetaient en l'air leurs chapeaux et leurs casques, tout protocole oublié. Serafina regarda vers sa mère. Isabella l'applaudissait, elle aussi. Elle souriait, les yeux brillants. Il n'y avait aucune trace de déception sur son visage, rien que de la fierté.

Elle se remémora ce que sa mère avait dit à son oncle dans la Chambre de la présence royale : Serafina ne laissera pas tomber la Miromara...

Tandis que les Mer continuaient de l'acclamer, le cœur de Sera se gonfla tant qu'elle crut qu'il allait éclater. Il lui sembla qu'elle pourrait rester flotter là pour toujours, portée par l'amour de son peuple.

Elle se rappellerait très longtemps de cet instant, cet instant de grâce, radieux, avant que tout bascule.

Avant que la flèche, noire et fuselée, transperce les eaux pour aller se ficher dans la poitrine de sa mère.

La saga WaterFire - Deep BlueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant