Soledad

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La nuit est comme le jour, d'un vert d'oubli, d'un noir de suie, engloutie par le murmure des eaux troubles. Ni le Marais ni Dolly ne dorment,

Le rêve est pour le monde des hommes.

Les branches noueuses des arbres gémissants voilent les étoiles comme un rideau ajouré ; la lune seule observe, glisse son regard entre les feuilles bruissantes – mais qu'y a-t-il encore à voir dans ce tableau tranquille ? Bientôt, Manfred Caligan s'embarquera sur les eaux serpentines. Les arbres tendront leurs longues griffes tordues vers lui, s'agripperont à son misérable corps pâle, flasque, presque mort déjà,

Et nous, spectres, nous le noierons, oh nous le noierons, nous l'entraînerons sous les berges du Marais où patientent les monstres, et massées sous la surface, nous contemplerons ses tourments jusqu'à ce que ses yeux se vident de vie,

Mais pour l'heure, il n'y a pas d'intrus ; l'heure est calme, l'heure est belle, l'heure est celle de danser.

Et soudain, les voilà, Soledad Bianca et son violon doré, Soledad Bianca et sa face déchirée, Soledad dans sa plus pure beauté. Elle ne parle pas, elle ne regarde pas non plus : ses paupières sont doucement fermées sur ses yeux que l'on sait blancs presque aveugles. C'est Soledad Bianca, la muse des corps brisés, la plus gracieuse des spectres, c'est Soledad Bianca qui vient jouer pour nous les airs vifs d'un bal qui ne peut plus avoir lieu, puisque nous n'avons plus de cavaliers, puisque nos robes sont brûlées, puisqu'il y a si peu de place ici, entre les arbres étroitement enlacés ! et nous danserons tout de même, nous qui sommes fantômes, nous danserons sur les racines difformes de notre Marais comme sur le parquet des plus grandes salles, nous ferons tournoyer les voiles de nos haillons, et qu'avons-nous besoin de cavaliers, quand ils nous ont jetées dans les bras de la mort ?

La voilà, Soledad, musicienne des cœurs fêlés, la plus sublime des sublimes fantômes, la voilà ! regardez-la. Regardez comme elle se tient au-dessus de nous, en équilibre sur une branche noire et tordue, si blanche au-dessus des berges si vertes. Regardez comme elle entre dans cette transe qu'on sait habituelle et qu'elle semble vivre plus fort chaque nuit, comme elle côtoie la lune sans même la voir. Elle exhibe au ciel d'encre ses blessures comme autant de parures ; elle porterait les nôtres si on le lui demandait, elle qui s'est faite égérie des mortes, elle qu'on a si souvent battue, elle qu'on a fini par tuer, elle reflet de toutes nos histoires contenues dans son seul être déjeté,

Elle est Soledad Bianca, virtuose de celles qui ne vivent plus, et elle porte notre voix à toutes dans son violon doré. Que la lune observe ! Ce soir, Soledad est au Marais, et nous danserons pour elle jusqu'à ce que l'aube nous chasse.

A la lune insomniaque - Textes échouésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant