Aux silences (nous aurons froid)

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Notre sang a coulé comme coulent tous les sangs. Notre sang a coulé rouge d'une blessure qui n'avait rien de glorieux. Nous n'avions pas froid. Nous avions mal – à peine. Les lames déchirent le cocon insipide de notre vie mais ne nous l'ôtent pas. Notre sang est toujours rouge, nos blessures cicatrisent comme de vaines traces brunes, et dehors,

Dehors, il pleut. Il pleut sans neiger de la pluie qui n'est même pas de la neige fondue. Dehors, il fait froid, mais c'est à peine s'il gèle. Dehors, les nuages nous narguent, de leur gris pluie qui n'est pas un blanc neige.

Nous avons pleuré les larmes du lâche et de l'épuisé. Nous n'avons pas pleuré les larmes de l'agonie. Le sel sur nos joues était fade sans la mort.

Et dis-moi, qui étions-nous ? Est-ce que quelqu'un peut me dire qui nous sommes ?

Est-ce que quelqu'un sous cette pluie peut approcher son visage du nôtre, et nous dire, sans ciller, sans mentir, quels sont nos noms ?

Est-ce que ses yeux seront bleus comme seuls peuvent l'être ceux du passé enfui ?

Il ne viendra pas (rien ne viendra), il ne viendra pas (nous ne viendrons pas) ; notre sang coulera rouge de nos blessures brunes, nous resterons ridicules au seuil des manoirs fermés et des lacs asséchés, les portails à jamais resteront clos pour nous. Nous observerons entre nos cils les ombres floues des fantômes, nous les rêverons et peut-être rêverons-nous aussi notre vie, peut-être serons-nous aussi des fantômes, peut-être serons-nous floue, coincées entre les temps, coincées entre les mondes, lamentablement prostrée devant mille portes dont aucune ne nous sera ouverte.

La mort ne veut pas de nous (la vie non plus, n'est-ce pas ?), et nous ne voulons rien ni personne. Notre entre-deux n'est pas un véritable entre-deux, si loin d'un entre-mondes, rien que quelques minutes d'égarement, et toujours au retour la fatale lucidité,

Nous devrons pleurer un jour les larmes de l'agonie, les joindre à celles du lâche (à jamais sur notre peau) et celles de l'épuisé (que nous avons volées), nous devons brûler nos blessures laides de leur sel sublime, crier de vrais cris de souffrance loin des sanglots qui s'étranglent, nous devons mourir sans doute et vivre peut-être, faire jaillir de nos veines les images disparues ; et cette fois (ô cette fois !) notre sang ne coulera pas comme coulent tous les sangs, notre sang ne coulera pas rouge de blessures brunes, et peut-être (ô un jour !) notre sang coulera-t-il blanc sur le blanc de la neige (et nous aurons mal, vraiment mal, d'une douleur légitime),

Nous aurons froid.

A la lune insomniaque - Textes échouésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant